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Je devine, car j’ai le renifleur à injection directe, que c’est le taulier. Il a le regard épais, avec des paupières lourdes, un nez très pincé, et une bouche qui ressemble à une cicatrice mal guérie.

— Qu’est-ce qu’on m’apprend ! récite-t-il en s’approchant de la table où gît Gueulasse.

Il considère le de cujus comme il regarderait un carré d’agneau chez son boucher.

— Il a eu une attaque ?

Le commissaire s’approche.

— Salut, m’sieur Alfred !

Ce prénom suranné ne convient guère à un personnage aussi bizarre. Il avise le bon confrère et un sourire hépatique lui tord la bouche.

— Tiens, Pistouflet ! Déjà au turbin !

— Je vous présente mon célèbre confrère le commissaire San-Antonio… Il se trouvait dans votre établissement lorsque le pianiste a fait sa fausse note.

Alfred me présente spontanément une main sèche comme la conscience d’un huissier.

— Très honoré de vous accueillir chez moi ! assure-t-il avec autant d’entrain qu’un cheval de corbillard. On a vu un médecin ?

— Pas encore, mais je peux vous fournir un diagnostic : ce garçon est mort empoisonné !

C’est pas le genre d’homme qui grimpe aux murs en voyant une souris ou qui s’évanouit lorsqu’il apprend une mauvaise nouvelle.

— Vous êtes sûr ?

— Presque. Tout cela sera confirmé demain…

On toque à la lourde. Un type jeune, mince comme un toréador, et plus brun qu’un tonneau de goudron paraît. C’est Alonzo, le serveur. Surprise : c’est lui qui m’a apporté le message de Gueulasse.

— Vous m’avez fait demander ?

Je me tourne vers monsieur Alfred :

— On ne pourrait pas disposer d’un petit coin peinard pour parler gentiment ?

— Mon bureau est au fond du couloir, utilisez-le tant que vous voudrez…

— Merci.

Je fais signe à Pistouflet de m’accompagner, c’est la moindre des politesses car, en somme, je chasse sur son terrain. Puis je chope familièrement le bras du serveur.

Le burlingue du taulier est petit, mais bien meublé ; style Empire. Alfred serait corse que ça ne m’étonnerait pas. Il y a un buste de Napo sur la cheminée et une photo dédicacée de Tino Rossi au mur.

— Assieds-toi ! ordonné-je au serveur.

Pistouflet, prudent, a conservé le verre de la victime. Il le pose sur le marbre veiné de rouge d’une console.

Je dépose mon armoire à deux portes dans le fauteuil du patron et je croise mes mains sur son sous-main de cuir.

— Tu sais ce qui est arrivé, Alonzo ?

Il branle le chef.

— Le pianiste est mort.

— Dix sur dix pour la première réponse. Je sens qu’on fera quelque chose de toi ! Et sais-tu de quoi il est mort ?

L’Espago secoue sa tête de guitariste en chômage.

— Comment le saurais-je ?

— Empoisonné !

Ça paraît l’intéresser. Il lève son sourcil gauche, tord la commissure droite de sa bouche et fait éclater entre le pouce et l’index un bouton blanc qui lui ornait le cou.

— C’est vrai ?

— Oui. Devine comment ?

— Eh ! J’en sais rien, s’emporte soudain le serveur. Pourquoi vous venez me questionner ici ? J’ai l’air de quoi ?

— T’as l’air d’un gars qui a apporté un verre de poison à un homme qui l’a bu et qui en est mort.

Rire homérique de Pistouflet.

— Vous êtes un crack, y a pas ! tonitrue-t-il.

Mais cette exclamation ne distrait pas Alonzo. Il semble hébété.

— Moi ! fait-il. Moi, j’ai empoisonné le pianiste ! Vous rigolez ?

Je vais prendre le verre.

— C’est bien toi qui lui as apporté cette consommation ?

— Oui.

— Sens !

Il renifle le récipient.

— Oui, admet-il, ça pue !

— Ça pue parce qu’il y a du poison dedans !

— Oh ! Merde !

Comme quoi il s’est rudement francisé, cet Espanche !

— Qui a préparé les boissons pour l’orchestre ?

— Moi.

— Au bar ?

— Non, aux cuisines.

— Amédée Gueulasse buvait du vin blanc-siphon ?

— Oui…

— Et les autres ?

— Un peu de whisky avec beaucoup d’eau.

— Si bien que le verre de Gueulasse se différenciait nettement des autres ?

— Oui…

Il est effondré, l’hidalgo. Il vient de mesurer avec une chaîne d’arpenteur l’étendue de la catastrophe qui lui fond sur le naze. Le suspect number one, c’est sa pomme ! Pas de contestation possible sur ce point.

— Tu as lu le message que le pianiste t’a dit de m’apporter, fais-je, et c’est ce qui t’a décidé à mettre de la mort-aux-rats dans son godet, avoue !

Il secoue la tête.

— Non ! Non ! je le jure…

Pistouflet, qui connaît les usages et qui a dû faire ses classes avec Bérurier, met une torgnole au serveur.

— Puisqu’on te dit d’avouer, fais pas de manières…

Le représentant de la noble Espagne se dresse.

Je proteste. Je n’ai pas empoisonné le pianiste. Pourquoi je l’aurais fait ? Je ne le connaissais presque pas… Ça fait seulement huit jours qu’il était ici !

— En tout cas, tu as lu le mot qu’il m’a adressé par ton intermédiaire !

— Sûrement pas…

— Tu mens !

— Je le jure !

Nouvelle tarte de la part de mon confrère.

— Faut jamais jurer des mensonges ! affirme celui-ci. C’est un truc qui va te mener tout droit à la guillotine. Tu connais la guillotine ? Le coupe-cigare ! Couic !

Alonzo Gogueno se penche en avant sur le bureau. Il s’adresse à moi parce qu’il a compris que je possédais une vaste intelligence.

— J’ai pas pu lire ce que Gueulasse vous a écrit parce que je ne sais pas lire le français ! Alors vous voyez… Et puis je ne suis pas assez bête pour mettre du poison dans un verre que je sers moi-même, enfin !

Voilà deux arguments valables. Je fixe l’Espagnol. Il ne détourne pas les yeux.

Dehors, l’orchestre s’est remis à jouer. La vie continue.

— Pistouflet, fais-je, vous allez embarquer ce garçon, gardez-le jusqu’à ce que nous ayons fait certaines vérifications.

— Mais…, bêle Alonzo.

Pistouflet lui lâche une mandale pour grande personne qui oblige le serveur à se rasseoir. J’entraîne mon honorable collègue à l’écart.

— Pas de sévices, mon cher… Rien ne prouve la culpabilité de cet homme…

Du coup, je perds la face à ses yeux.

— Ben, je sais pas ce qu’il vous faut ! grogne-t-il.

— Je passerai vous voir demain matin.

— Entendu…

On s’en serre cinq, mollement. Je décoche un regard réconfortant au serveur et je quitte la taule.

Alfred, le boss, est à discourir dans le couloir avec son état-major.

— Alors ? me demande-t-il, des conclusions ?

— Pas pour l’instant, mais ça viendra.

— Je n’en doute pas. Tout à votre service, m’sieur le commissaire…

— Votre orchestre a été engagé à quel moment ?

— Au début de la saison, ça fait deux mois…

— Et vous n’aviez le pianiste que depuis huit jours ?

— L’autre s’est fait opérer de la vésicule, il a bien fallu le remplacer…