— Oh ! ben alors, vous m’excuserez, je vous prenais pour le public !
Je m’abstiens de tout commentaire sur la façon dont il reçoit la clientèle et je lui dis qu’il me serait agréable de visionner Alonzo Gogueno.
Il prend acte de ce désir et me conduit dans l’arrière-boutique. Là se trouve une cellotte en grillage dans laquelle il ferait bon élever des pigeons ramiers et où, pour l’heure, croupit le serveur espago. Il est toujours en smoking fripé, convenons-en, car il a fait dodo avec… Sa barbouze a poussé et il donne dans le genre homme des bois. Un beau cliché pour Détective. De quoi flanquer les flubes aux vieilles daronnes en mal de sensations fortes.
Le flic au nez cassé ouvre la porte de la volière.
— Viens un peu par ici, Alonzo ! dis-je…
Il sort d’un pas engourdi.
— T’as eu à briffer, ce matin ?
— Non !
— On va aller te chercher un sandwich… Assieds-toi là.
Il prend place sur le banc de bois, à mes côtés.
Je l’observe du coin de l’œil. Il a l’air de trouver l’existence sans intérêt, ce matin. Rien de tel qu’une nuit au quart pour vous détruire le moral.
— Alors, tu as réfléchi au petit problème qui nous occupe ?
Je ne sais pas s’il a réfléchi au meurtre de Gueulasse, en tout cas il a beaucoup pensé à la vie et ses conclusions ne sont guère optimistes. J’éprouve une vague pitié pour ce type… S’il n’est pas coupable, il doit en avoir sec. Il a un hochement de tête pensif, un soupir…
— Je ne suis pour rien dans cette affaire… Peut-être que le poison, il était dans la bouteille de vin blanc ?
— En ce cas, il y aurait eu d’autres décès…
Il comprend. Il ne s’accroche pas à sa suggestion. C’est une simple suggestion.
Il veut m’aider, parce que je représente à la fois son péril et son salut. Pourquoi, soudain, impétueusement la certitude de son innocence me pénètre-t-elle l’entendement ?
Hier il a eu un argument majeur. Il a dit :
« Je ne suis pas assez bête pour mettre du poison dans un verre que je sers moi-même ! »
— Donc, tu ne sais rien ?
— Rien !
— Tu n’as pas la moindre idée sur ce qui a pu se passer ?
Non !
Très bien, je vais te remettre en liberté. Auparavant il faut que tu signes ta déposition…
Je me place à une table où trône une machine à écrire gallo-romaine. Je cloque une feuille blanche sur le chariot et j’écris :
« J’affirme être innocent et ne rien savoir de la mort du pianiste Amédée Gueulasse. »
— Viens ici ! enjoins-je.
Il s’approche. Je lui présente la feuille négligemment.
— Lis, signe et barre-toi !
Il prend le papier avec ennui et murmure en me le tendant :
— Lisez-moi, s’il vous plaît, moi je ne sais pas…
Je déchire la feuille. C’était un piège que je lui tendais. Il n’y est pas tombé. Cela ne prouve pas son innocence, mais ça fortifie ma bonne impression le concernant.
— Bon, je vais t’emmener à la Pinède brûlée.
— Je n’y habite pas ! fait-il…
Et de frotter le dos de sa pogne sur ses joues râpeuses. Il a des lames de rasoir dans les prunelles.
— C’est pour une petite reconstitution…
Docile, il m’emboîte le pas. Nous passons devant Nez-cassé. Celui-ci radine avec un sandwich. Il le tend vigoureusement à Alonzo.
— Ça fait deux cents balles ! dit-il.
Je lui glisse la somme annoncée.
— J’emmène monsieur…
— Bien.
— On a le rapport du toxicologue ?
— J’ sais pas ! M’sieur le commissaire m’a rien dit !
Ce mec a la cervelle poussiéreuse. Il ferait bien de ne pas sortir sans son chapeau.
— Vous direz à votre patron que je vais revenir.
— Bien, m’sieur le commissaire…
Je pilote en virtuose tandis qu’Alonzo se farcit son tiroir à jambon.
— Y a longtemps que tu travailles à la Pinède ?
— Depuis le début de la saison.
— Et avant, tu étais où ?
— A Paris…
— Ton casier est comment ?
— Vide ! Je suis honnête ! On peut prendre des renseignements…
Nous suivons le bord de mer. Ce matin, la grande bleue est plus bleue que jamais. Des voiliers la mouchettent de leurs ailes blanches et des hors-bord ronronnent dans le soleil en traînant des skieurs nautiques… L’air sent le pin et le safran.
La route secondaire serpente entre des villas de contes de fées. Puis elle s’élève un peu entre des rochers ocre et nous radinons à La Pinède brûlée.
La boîte est en veilleuse. Pas de clients. Seulement des femmes de ménage enturbannées qui balaient la piste et astiquent les tables. Le maître d’hôtel, celui qui a une calotte glaciaire en guise de cheveux, les houspille. Il a troqué son uniforme de pingouin contre une salopette grise. Il nous reconnaît et vient à nous.
— Alors ! lance-t-il, il a avoué, ce salaud ?
Je l’écarte d’un bras ferme en lui conseillant d’aller s’acheter de la Silvikrine.
— Conduis-moi aux cuisines, Alonzo…
Il me guide à l’intérieur de la construction. Nous parvenons dans une vaste pièce carrelée de blanc où un cuistot cradingue nettoie des casseroles de cuivre.
— Ecoute, fiston, dis-je à mon suspect. Tu vas prendre un plateau et refaire exactement les gestes d’hier…
Il acquiesce.
C’est un bon garçon, ce garçon-là. On sent sa classe à sa maestria. Il cramponne un plateau, chope six verres qu’il étale dessus et va à la chambre froide. Il y a un compartiment aux rayonnages chargés de bouteilles. Il prend au hasard une bouteille de Muscadet entamée, verse une rasade dans un verre, cloque un jet de siphon par-dessus et se retourne.
— Inutile de servir les whiskies, je pense ?
— Tu penses juste, continue.
Il repousse la lourde porte et sort de la cuisine. Il arpente le couloir, débouche à l’orée de la piste et s’approche de l’estrade aux musicos. Il dépose alors son plateau au bord de celle-ci, du côté opposé au public.
— Et après ? demandé-je.
— Je suis parti.
— En laissant le plateau ?
— Oui.
— Tu ne les as pas servis séparément ?
— Mais non, ils jouaient encore lorsque j’ai déposé les consommations.
Je réfléchis sous le regard anxieux de l’Espanche. Il comprend que ma matière grise travaille pour lui. Il espère beaucoup d’elle.
— Dis-moi, gars, lorsque Gueulasse t’a remis le papier pour moi, ça s’est passé comment ?
Il réfléchit.
— Le batteur faisait un solo…
Effectivement, je me souviens de celui-ci. Il m’a assez meurtri les trompes d’Eustache.
— Oui, alors ?
— Je passais. Le pianiste s’est penché vers moi. Il m’a tendu le papier en me disant de vous le porter discrètement.
— Il a précisé « discrètement » ?
— Oui.
— Quelle tête faisait-il à ce moment-là ?
— Il était très sérieux…
— Tu ne lui as pas posé de question ?
— Je lui ai demandé qui vous étiez.