Il prit une chaise et s’assit en face de Paul, face à la porte. Ses gestes étaient lents et précis. Il se laissa aller en arrière et examina la table. Elle lui paraissait soudain étrangère. La plupart des objets avaient déjà été installés sur Arrakis. Pourtant, une table d’exercice subsistait encore, ainsi qu’un miroir d’escrime aux prismes de cristal inertes dont le mannequin-cible rembourré évoquait quelque ancien fantassin marqué et lacéré par les guerres. Tout comme moi, songea Hawat.
« A quoi penses-tu, Thufir ? » demanda Paul.
Le Maître Assassin regarda le jeune garçon. « Je pense que très bientôt nous serons loin d’ici et que nous ne reviendrons peut-être jamais. »
« Et cela te rend triste ? »
« Triste ? Non, c’est absurde. Il est triste d’être séparé de ses amis. Mais une demeure n’est jamais qu’une demeure. (Il contempla les cartes déployées sur la table, éparses.) Arrakis n’est qu’une demeure de plus. »
Mon père t’a-t-il envoyé pour me sonder ? »
Hawat fronça les sourcils. Paul se montrait souvent très perspicace à son endroit. Il acquiesça : « Je sais bien que tu dis qu’il eût été mieux qu’il vienne lui-même, mais tu dois savoir à quel point il est occupé. Il viendra plus tard. »
« J’étudiais les tempêtes d’Arrakis. »
« Les tempêtes… »
« Elles ont l’air assez terribles. »
« Terribles… C’est un mot bien faible. Ces tempêtes se développent sur quelque six ou sept mille kilomètres de plaine. Et elles prennent appui sur tout ce sui recèle la moindre once d’énergie, y compris les autres tempêtes. Elles atteignent sept cents kilomètres/heure et elles emportent tout sur leur passage : sable, poussière, n’importe quoi. Elles rongent la chair sur les os et réduisent les os en fétus ?s. »
« Arrakis n’a pas de contrôle climatique ? »
« Arrakis pose des problèmes. Tout y revient plus cher, et il faudrait prévoir un entretien et le reste. La Guilde exige un prix exorbitant pour un satellite de contrôle et la Maison de ton père n’est pas parmi les plus riches, mon garçon. Tu le sais. »
« As-tu déjà vu des Fremens ? »
Il s’attaque à tout, aujourd’hui, si dit Hawat.
« Comme qui dirait que je les ai vus, oui. Il est difficile de les distinguer des gens des creux et des sillons. Ils portent tous ces grandes robes flottantes. Et ils puent autant les uns que les autres dès qu’ils sont en lieu clos. C’est à cause de ce vêtement qui récupère l’eau de leur corps. Ils appellent cela un « distille ».
Paul se sentit soudain la bouche sèche comme lui revenait le souvenir d’un rêve de soif. Il déglutit. L’idée de ce peuple qui devait recycler l’eau de son propre corps l’emplissait d’un sentiment de désespoir. « L’eau est très précieuse, là-bas », dit-il.
Hawat hocha la tête et songea : « Peut-être suis-je en train de réussir et de lui faire comprendre que cette planète est un ennemi important. Ce serait de la folie que de partir sans avoir cette en tête.
Paul leva la tête et vit qu’il avait commencé à pleuvoir. Des gouttes éclaboussaient la surface grise de métaglass. « De l’eau », dit-il.
« Tu apprendras son importance, dit Hawat. Tu es le fils du Duc et tu n’en manquera jamais, mais, tout autour de toi, tu sentiras la soif. »
Paul s’humecta les lèvres, évoquant sa rencontre avec la Révérende Mère et l’épreuve. Une semaine s’était déjà écoulée. La Révérende Mère, elle aussi, avait parlé de la soif. Elle lui avait dit : « Tu apprendras à connaître les plaines funèbres, les déserts absolument vides, les vastes étendues où rien ne vit à l’exception des vers de sable et de l’épice. Tu en viendras à ternir tes pupilles pour atténuer l’éclat du soleil. Le moindre creux à l’abri du vent et des regards te sera un refuge. Et tu te déplaceras sur tes jambes, sans orni, sans véhicule ni monture. »
Il avait été plus impressionné sur le moment par le ton qu’elle avait employé, chantonnant, hésitant, que par les mots prononcés.
« Lorsque tu vivras sur Arrakis, tu verras que Khala, la terre, est vide. Les lunes, alors, seront tes amies et le soleil ton ennemi. »
C’est alors qu’il avait senti que sa mère s’approchait de lui, qu’elle avait quitté sa faction devant la porte pour venir à ses côtés. Elle avait regardé la Révérende Mère et elle avait dit : « N’y a-t-il vraiment aucun espoir. Votre Révérence ? »
« Pas pour le père. (La femme ancienne, dans le silence, avait abaissé son regard sur Paul.) Grave cela dans ta mémoire, mon garçon : il y a quatre choses pour supporter un monde. (Elle avait levé quatre doigts noueux.) La connaissance du sage, la justice du grand, les prières du pieux et le courage du brave. Mais tout cela n’est rien sans… (Elle avait refermé tous ses doigts en un poing.)… sans celui qui gouverne et connaît l’art de gouverner. Que ceci soit ta science ! »
Une semaine s’était écoulée depuis la visite de la Révérende Mère. A présent seulement, les mots qu’elle avait prononcés prenaient toute leur signification. En cet instant, assis dans la salle d’exercice aux côtés de Thufir Hawat, Paul ressentait la morsure profonde de la peur. Et comme il levait les yeux, il rencontra les sourcils froncé du Mentat.
« A quoi r^vais-tu à l’instant même ? demanda ce dernier.
« As-tu rencontré la Révérende Mère ? »
« Cette vieille sorcière de Diseuse de Vérité ? (La curiosité fit briller le regard du Maître Assassin.) Oui, je l’ai rencontrée. »
« Elle… » Paul hésita, percevant soudain l’impossibilité qu’il y avait à évoquer devant Hawat, prenant conscience des inhibitions profondément implantées.
« Oui ? Qu’a-t-elle fait ? »
Par deux fois, très vite, il aspira. « Elle a dit q=une chose… (Il ferma les yeux, appela les mots à lui et, lorsqu’il parla enfin, sa voix prit sans qu’il en eût conscience certains accents de la vieille femme.) Toi, Paul Atréides, descendant de rois, fils de Duc, tu dois apprendre à gouverner. C’est là une chose que ne fit aucun de tes ancêtres. »
Paul ouvrit alors les yeux et ajouta : « Cela a éveillé ma colère. Je lui ai dit que mon père gouvernait toute une planète. Elle m’a répondu alors : Il va la perdre. Je lui ai dit que mon père allait recevoir une planète encore plus riche. Elle m’a dit : Celle-là aussi, il va la perdre. Je voulais m’enfuir et avertir mon père, mais elle m’a dit alors qu’il était déjà averti… par toi, par ma mère, par toutes sortes de gens. »
« C’est vrai. » La voix du Mentat était un murmure.
« Alors, pourquoi pars-tu ? »
« Parce que l’Empereur l’a ordonné. Et parce que, en dépit des dires de cette espionne et sorcière, il y a encore de l’espoir. Mais, dis-moi, qu’a donc encore bavé cette vieille fontaine de sagesse ? »
Le regard de Paul se posa sur sa main droite, qui, sous la table, s’était refermée en un poing. Lentement, il détendit ses muscles. Et il pensa : Elle m’a lancé quelque sort mystérieux. Mais lequel ?
« Elle m’a demandé de lui dire ce que signifiait : gouverner. Je lui ai répondu que cela signifiait le commandement d’un seul. Elle m’a dit alors qu’il fallait désapprendre certaines choses. »
Elle a marqué un point, ici, pensa Hawat. Et in inclina la tête pour inviter Paul à poursuivre.