« La Révérende Mère vous a-t-elle averti ? » lança Paul tout à coup. Puis, immédiatement, il serra les poings, ses paumes devinrent moites. Pour poser une telle question, il avait accompli un terrible effort.
« Hawat m’a rapporté qu’elle t’avait effrayé avec ses mises en garde à propos d’Arrakis, dit le Duc. Ne laisse jamais les craintes d’une femme qui accepte de risquer l’existence de ceux qu’elle aime. La main de te mère était derrière ces avertissements. Considère-les simplement comme une preuve de l’amour qu’elle nous porte. »
« Sait-elle qui sont les Fremens ? »
« Oui, et elle sait bien d’autres choses encore. »
« Lesquelles ? »
La vérité, songea le Duc, pourrait bien être pire que tout ce qu’il imagine. Mais les dangers n’acquièrent une valeur que lorsqu’on a appris à les affronter. Et pour ce qui est des dangers, rien n’aura été épargné à mon fils. Pourtant, il faut encore attendre. Il est jeune…
« Il est peu de biens qui échappent à la CHOM, reprit le Duc. Le bois, les chevaux, les mulets, le bétail, l’engrais, les peaux de baleine, les requins… Tout, plus prosaïque au plus exotique… Même notre pauvre riz pundi de Caladan. La Guilde assure le transport de toutes les denrées, des œuvres d’art d’Ecaz aux machines de Richesse et d’Ix. Mais tout cela n’est rien à côté du Mélange. Une seule poignée du Mélange suffit à s’acheter une demeure sur Tulipe. On ne peut le produire. Il faut l’extraire du sol d’Arrakis. Il est unique en son genre et ses propriétés gériatriques sont reconnues. »
« Et désormais c’est nous qui le possédons ? »
« Jusqu’à un certain degré. Mais il convient avant tout de bien se représenter toutes les Maisons qui dépendent des profits de la CHOM. Et dis-toi bien que la plus grande part de ces profits provient d’une seule denrée : le Mélange. Songe alors à ce qui se passerait si quelque événement venait à en ralentir l’extraction. »
« Quiconque aurait entassé le Mélange dans ses greniers pourrait faire un malheur, dit Paul. Et les autres ne pourraient rien y faire. »
Le Duc ne put réprimer un sourire d’amère satisfaction. Tout en regardant son fils, il songeait à quel point son intelligence était aiguë et combien cette dernière réflexion témoignait de l’éducation qui lui avait été donnée.
« Les Harkonnens n’ont cessé de stocker pendant plus de vingt années. »
« Et ils souhaiteraient voir décroître la production du Mélange afin que vous en soyez rendu responsable. »
« Ils désirent que le nom des Atréides devienne impopulaire, dit le Duc. Songe que toutes les Maisons du Landsraad me considèrent en quelque sorte comme leur chef, leur porte-parole officieux. Comment crois-tu qu’elles réagiraient si j’étais jugé responsable d’une diminution sérieuse de leurs bénéfices ? C’est le profit qui compte avant tout, et au diable la Grande Convention ! Nul ne peut laisser autrui l’acculer à la misère ! (Un dur sourire apparut sur les lèvres du Duc.) Ils se tourneraient alors tous vers l’autre bord, quoi que l’on ait pu nous faire. »
« Même si l’on nous attaquait avec des atomiques ? »
« Non, rien d’aussi évident. Il ne faut pas défier ouvertement la Convention. Mais en dehors de cela, presque tout est permis, y compris la poussière ou la contamination du sol. »
« Alors pourquoi acceptons-nous cela ? »
« Paul ! (Le Duc fronçait les sourcils.) Le fait de savoir que le piège existe équivaut au premier pas pour lui échapper. C’est comme un combat singulier, mon fils, mais sur une vaste échelle. Feinte après feinte, sans issue visible. Notre but est de démêler l’écheveau de l’intrigue. Nous savons que les Harkonnens stockent le Mélange et nous pouvons nous demander qui fait de même. C’est ainsi que nous dresserons la liste de nos ennemis. »
« Qui sont-ils ? »
« Certaines Maisons de notre connaissance qui se sont révélées hostiles, et d’autres que nous croyons amicales. Mais en l’occurrence nous n’avons pas à en tenir compte car il y a bien plus important : notre bien-aimé Empereur Padishah. »
Soudain, Paul eut la gorge sèche. « Ne pourriez-vous convaincre le Landsraad en expliquant… »
« Et en révélant à notre ennemi que nous savons quelle main tient le couteau ? Ah, Paul, mais ce couteau, nous le voyons à présent ! Qui peut savoir où il sera pointé demain ? En avertissant le Landsraad, nous ne ferions que répandre un vaste nuage de confusion. Et l’Empereur nierait. Qui pourrait répliquer ? Nous ne ferions que gagner un peu de temps tout en risquant le chaos. Et d’où pourrait bien venir la prochaine attaque ? »
« Toutes les Maisons pourraient entreprendre de stocker l’épice. »
« Nos ennemis ont de l’avance. Beaucoup trop pour que nous puissions espérer les rattraper. »
« Mais l’Empereur, dit Paul, cela signifie les Sardaukars. »
« Déguisés en hommes d’Harkonnen, dit le Duc. Mais ils n’en resteraient pas moins des soldats fanatiques. »
« Comment les Fremens pourraient-ils nous aider contre les Sardaukars ? »
« Hawat t’a-t-il parlé de Salusa Secundus ? »
« La planète-prison de l’Empereur ? Non. »
« Et si c’était plus qu’une palnète-prison, Paul ? Il y a une question que jamais tu n’as posé à propos du Corps Impérial des Sardaukars : D’où viennent-ils ? »
« De la planète-prison ? »
« Ils viennent de quelque part. »
« Mais les levées d’hommes que l’Empereur demande… »
« C’est ce que l’on veut nous faire croire, qu’ils ne sont que des soldats magnifiquement entraînés dès leur jeunesse. On murmure bien parfois à propos des cadres d’entraînement de l’Empereur, mais l »équilibre de notre civilisation n’en demeure pas moins le même : les forces militaires des Grandes Maisons du Landsraad d’un côté et de l’autre, les Sardaukars et leurs forces d’appoint levées auprès des Maisons. Et leurs forces d’appoint, Paul. Un Sardaukar reste un Sardaukar. »
« Mais tous les rapports sur Salusa Secundus disent la même chose : qu’il s’agit d’un monde infernal. »
« Sans nul doute. Mais si tu devais former des hommes durs, puissants, féroces, quel cadre choisirais-tu ? »
« Comment s’assurer la loyauté de tels hommes ? »
« Il existe des moyens qui ont fait leurs preuves : jouer sur une certaine conscience de supériorité, sur la mystique des serments secrets, sur la souffrance partagée en commun. Tous ces moyens réussissent. Cela a été prouvé bien des fois, sur bien des mondes. »
Paul acquiesça, sans quitter du regard le visage de son père. Il sentait qu’il allait déboucher sur quelque révélation.
« Si tu considères bien Arrakis, reprit le Duc. A l’exception, des cités et des villages de garnison, c’est un monde aussi terrible que Salusa Secundus. »
Les yeux de Paul s’agrandirent : « Les Fremens ? »
« Nous disposons là d’une force potentielle aussi importante et dangereuse que les Sardaukars. Il nous faudra de la patience pour les feromer en secret et beaucoup d’argent pour les équiper de façon efficace. Mais ils sont là… et l’épice aussi, et la richesse qu’elle représente. A présent, comprends-tu pourquoi nous nous rendons sur Arrakis, même en sachant que le piège est là, grand ouvert ? »
« Les Harkonnens connaissent-ils les Fremens ? »
« Ils les détestent. Ils n’ont jamais essayé de les recenser. Ils se contentent de les chasser pour le plaisir. Nous connaissons bien la politique des Harkonnens quant aux populations locales : dépenser le moins possible. »