« Un de ces jours, dit le Duc, je le surprendrai sans la moindre citation et ce sera comme s’il était tout nu. »
Il y eut des rires autour de la table, mais Paul y décela l’effort.
Son père se tourna vers Hawat. « Etablis au autre poste de commandement à cet étage, Thufir. Je te verrai quand ce sera prêt. »
Hawat se leva et son regard fit le tour de la pièce comme s’il cherchait quelque soutien. Puis il se retourna et se dirigea vers le seuil. Tous les hommes se levèrent en hâte dans un grand bruit de chaises et le suivirent avec quelque confusion.
La confusion, songea Paul. Cela s’achève dans la confusion. Ses yeux ne quittaient pas le dos des hommes qui s’éloignaient. Auparavant, les réunions s’étaient toujours terminées dans une atmosphère de décision mais celle-ci semblait s’être effritée, usée par ses propres insuffisances. Et, pour la première fois, Paul se permit de songer à la possibilité dune défaite. Et cela ne venait pas de la peur qu’il aurait pu éprouver ni des avertissements, comme celui de la Révérende Mère. Il affrontait simplement cette idée, ayant estimé de lui-même la situation.
Mon père est désespéré, se dit-il. Les choses ne tournent pas bien du tout pour nous.
Et Hawat. Il se souvenait soudain des réactions du vieux Mentat durant la conférence, de ses hésitations subtiles, de sa nervosité. Quelque chose troublait Hawat, profondément.
« Il serait mieux que tu restes ici pour cette nuit, mon fils, dit le Duc. L’aube viendra bientôt, de toute façon. Je vais en informer ta mère. (Lentement, il se leva, le corps roide.) Pourquoi ne rassemblerais-tu pas quelques chaises pour t’y étendre et essayer de te reposer ? »
« Je ne suis pas très fatigué, Père. »
« Comme tu voudras. »
Le Duc croisa les mains dans son dos et se lit à marcher de long en large devant la table.
Un animal en cage, songea Paul.
« Envisagez-vous de discuter de la possibilité d’une traîtrise avec Hawat ? » demanda-t-il.
Le Duc s’arrêta devant lui et leva le visage vers les fenêtres obscures. « Nous avons maintes fois évoqué cette possibilité. »
« La vieille femme semblait sûre d’elle. Et le message que Mère… »
« Des précautions ont été prises, dit le Duc. (Son regard fit le tour de la pièce.) Reste ici. Je dois maintenant aller discuter des postes de commandement avec Thufir. » Il quitta la pièce en répondant d’un bref signe de tête au salut des gardes.
Paul n’avait pas bougé. Son regard n’avait pas quitté l’endroit où s’était tenu son père et il lui semblait que cet endroit était vide depuis longtemps. Et il se souvenait de l’avertissement de la vieille femme : « … Quant à ton père… Il n’y a rien à faire pour lui. »
En ce premier jour où Muad’Dib parcourut les rues d’Arrakeen avec sa famille, il se trouva certaines gens au long du chemin pour se souvenir des légendes et des prophéties et se risquer à crier : « Madhi ! » Mais ce cri était plus une question qu’une affirmation, car ils pouvaient seulement espérer qu’il était bien celui annoncé comme le Lisanal-Gaib, la Voix du Dehors. Et l’attention de ces gens était également fixée sur la mère car ils avaient entendu dire qu’elle était Bene Gesserit et il était évident à leurs yeux qu’elle était comme l’autre Lisanal-Gaib.
Un garde conduisit le Duc jusqu’à la chambre d’angle où Thufir Hawat se trouvait, seul. Le lieu était tranquille. On entendait seulement les hommes qui, dans la pièce voisine, procédaient à l’installation du matériel de transmission. Le Mentat se leva de derrière une table jonchée de papiers tandis que le Duc examinait la pièce. Les murs étaient verts et l’unique mobilier, en dehors de la table, consistait en trois fauteuils à suspenseurs dont le H d’Harkonnen avait été dissimulé en hâte par une touche de couleur.
« Ils sont tout à fait sûrs, dit Hawat. Où est Paul, Sire ? »
« Je l’ai laissé dans la salle de conférences. J’espère que cela lui permettra peut-être de prendre quelque repos. »
Hawat acquisça. Puis il marcha jusqu’à la porte ouverte sur la pièce voisine et la ferma, faisant taire la rumeur de statique et de grésillements électriques.
« Thufir, dit le Duc, je songe aux stocks d’épice de l’Empereur et des Harkonnens. »
« Mon Seigneur ? »
Le Duc plissa les lèvres. « Des entrepôts, cela peut se détruire. (Il tendit la main pour interrompre Hawat.) Non, laissons de côté les réserves de l’Empereur. Mais lui-même se réjouirait secrètement de voir les Harkonnens dans l’embarras. Quant au Baron, comment pourrait-il se plaindre de la destruction d’un stock qu’ouvertement il ne peut posséder ? »
Hawat secoua la tête. « Nous ne pouvons risquer que bien peu d’hommes, Sire. »
« Prends-en à Idaho. Et peut-être certains Fremens apprécieraient-ils un voyage loin de cette planète. Un raid sur Geidi Prime. Une telle diversion comporterait des avantages tactiques certains, Thufir. »
« Comme vous le désirez, Mon Seigneur. » Hawat se détourna et ke Duc perçut la nervosité du vieil homme et songea : Peut-être croit-il que je ne lui fais pas confiance. Il doit savoir que l’on m’a rapporté la présence de traîtres. Eh bien, il vaut mieux calmer ses craintes immédiatement.
« Thufir, commença-t-il, étant donné que tu es l’un des rares hommes auxquels je puisse faire totalement confiance, il est un autre sujet dont nous devons discuter. Nous savons tous deux à quel point nous devons être vigilants en permanence pour empêcher que des traîtres s’infiltrent parmi nos forces… mais j’ai reçu deux nouveaux rapports. »
Hawat se retourna et le regarda. Et Leto lui répéta ce que lui avait dit Paul.
Il s’était attendu à une concentration Mentat immédiate et intense, mais ses paroles parurent augmenter encore l’agitation d’Hawat. Il étudia le vieux Mentat et dit : « Tu m’as caché quelque chose, mon vieil ami. Ta nervosité durant la conférence aurait dû me le faire soupçonner. Qu’est-ce donc de si grave que tu n’aies pu te résoudre à parler devant tous ? »
Les lèvres anciennes tachées de jus de sapho se refermèrent en une étroite ligne d’où irradiaient de minuscules rides. Et elles ne perdirent rien de leur raideur tandis qu’Hawat parlait. « Mon Seigneur, je ne sais vraiment pas comment vous rapporter cela. »
« Nous avons partagé bien des cicatrices, Thufir. Tu sais que tu peux me rapporter n’importe quoi. »
Mais Hawat continua de le regarder en silence. Il pensait : C’est ainsi que je le préfère. Voilà l’homme d’honneur qui mérite toute ma loyauté et mon dévouement. Pourquoi faut-il que je le fasse souffrir ?
« Eh bien ? » demanda le Duc.
Hawat haussa les épaules. « Il s’agit d’un fragment de note. Nous l’avons pris à un courrier harkonnen. Il était adressé à un agent du nom de Pardee. Nous avons de bonnes raisons de penser que Pardee était à la tête du dispositif harkonnen. Cette note… elle peut avoir de graves conséquences ou pas du tout. Elle est susceptible d’être interprétée de diverses façons. »
« Qu’y a-t-il de si délicat dans son contenu ? »
« Un fragment, Mon Seigneur. Incomplet. C’était un film minimic auquel était fixé, comme d’habitude, une capsule destructrice. Nous avons arrêté l’action de l’acide juste avant qu’il eût tout détruit et nous n’avons pu garder qu’un fragment. Cependant, ce fragment est particulièrement suggestif. »