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Des Fremens ! se dit Paul. Qui pourrait se déplacer sur le sable avec autant d’assurance ? Qui d’autre pourrait ne pas partager notre terreur ? Ils ne sont pas en danger, eux ! Ils savent comment vivre ici ! Ils savent comment échapper au ver !

« Que faisaient des Fremens dans cette chenille ? » demanda-t-il.

Kynes se retourna brusquement.

L’homme de Dune le regarda. Ses yeux étaient immenses. Bleu dans du bleu. « Qui est de garçon, »

Halleck vint s’interposer entre l’homme et Paul. « Paul Atréides, l’héritier ducal », dit-il.

« Pourquoi dit-il qu’il y avait des Fremens sur notre machine ? »

« Ils correspondent à le description », dit Paul.

Kynes se roidit. « On ne peut identifier un Fremen d’un simple regard ! (Il se tourna vers l’homme de Dune.) Vous. Dites-nous qui étaient ces hommes. »

« Des amis de l’un de nous, simplement. Des amis venus d’un village et qui voulaient voir les sables à épice. »

Kynes se détourna. « Des Fremens ! »

Les mots de la légende revenaient en lui : « Le Lisanal-Gaib saura percer tout subterfuge. »

« Ils sont morts, maintenant, jeune Sire, dit l’homme de Dune. Nous ne devrions pas parler d’eux sans courtoisie. »

Mais Paul percevait toujours le mensonge dans les voix, la menace qui, instinctivement, avait déclenché les réflexes de Halleck.

Il parla et sa voix était sèche. « C’est un endroit affreux pour mourir. »

Sans se retourner, Kynes répondit : « Lorsque Dieu ordonne à une de Ses créatures de mourir en un endroit précis, il fait en sorte que la volonté de Sa créature la conduise en cet endroit. »

Leto le regarda. Et Kynes, répondant à ce regard, se sentit soudain profondément troublé par tout ce qu’il venait de voir : Le Duc s’inquiétait plus pour les hommes que pour l’épice. Pour sauver l’équipage de la chenille, il a risqué sa vie et celle de son fils. Il a oublié la perte de cette chenille avec un simple geste. Mais cette menace sur la vie des hommes l’a mis en rage. Un tel chef pourrait s’assurer des loyautés fanatiques. Il serait dur à abattre.

Et Kynes admit, contre sa volonté, contre ses jugements passés : J’aime ce Duc.

La grandeur est une expérience passagère. Jamais elle n’est stable. Elle dépend en partie de l’imagination humaine qui crée les mythes. La personne qui connaît la grandeur doit percevoir le mythe qui l’entoure. Elle doit se montrer puissamment ironique. Ainsi, elle se garde de croire en sa propre prétention. En étant ironique, elle peut se mouvoir librement en elle-même. Sans cette qualité, même une grandeur occasionnelle peut détruire un homme.

(extrait de Les dits de Muad’Dib, par la princesse Irulan.)

Dans la salle à manger de la grande demeure d’Arrakeen, on avait éclairé les lampes à suspenseurs pour lutter contre la venue prématurée du soi. Leur clarté jaune révélait la noire tête de taureau aux cornes sanglantes et l’éclat sourd du portrait à l’huile du Vieux Duc.

Sous ces talismans, le lin blanc semblait briller des reflets de l’argenterie des Atréides que l’on avait soigneusement disposée en ordre tout au long de la grande table. Les couvertes formaient de multiples archipels auprès des verres de cristal, devant les lourdes chaises de bois. Le traditionnel chandelier central n’était pas allumé et sa chaîne se perdait dans les ombres du plafond où était dissimulé le mécanisme du goûte-poison.

Immobile sur le seuil, le Duc songeait au goûte-poison et à ce qu’il signifiait dans leur société.

Tout un programme. On peut nous définir par notre langage, par les délinéations précises et délicates que nous réservons aux divers moyens d’administrer une mort traîtresse. Quelqu’un essaiera-t-il le chaumurky, ce soir, le poison dans notre boisson ? Ou bien le chaumas, dans notre nourriture ?

Il secoua la tête. Auprès de chaque assiette était disposé un flacon d’eau. Sur toute la table, songea le Duc, il y avait assez d’eau pour faire vivre une famille pauvre d’Arrakis pendant plus d’une année.

Près de la porte se trouvaient des bassins ornés de tuiles jaunes et vertes. Chacun d’eux était muni d’un jeu de torchons. La coutume voulait, leur avait expliqué la gouvernante, que les invités, au moment où ils entraient, plongeant solennellement les mains dans un bassin, répandent de l’eau sur le sol, sèchent leurs mains à un torchon avant de le jeter dans la flaque. Après le repas, les mendiants assemblés dehors pouvaient recueillir l’eau en essorant les torchons.

Typique d’un fief harkonnen, se dit le Duc. Toutes les dégradations spirituelles concevables. Il prit une profonde inspiration ; la fureur tordait son estomac.

« Que cette coutume cesse dès maintenant ! » gronda-t-il.

Il aperçut une des servantes, vieille, difforme, l’une de celles que la gouvernante avait recommandées. Elle venait de sortir de la cuisine et passait devant lui. Il leva la main. La femme sortit de l’ombre et fit le tour de la table pour s’approcher. Il remarqua son visage tanné et ses yeux, bleus, noyés dans le bleu.

« Mon Seigneur désire ? » Elle s’adressait à lui la tête inclinée. Il fit un geste. « Faites ôter ces bassins et ces torchons. »

« Mais… Noble Né… » Elle releva la tête et le regarda, bouche bée.

« Je connais la coutume ! aboya-t-il. Emmenez ces bassins devant la porte de façade. Pendant tout le repas et jusqu’à ce que nous ayons fini, chaque mendiant pourra prendre une tasse d’eau. Compris ? »

Des émotions mêlées pouvaient se lire sur le visage de cuir de la femme : désespoir, colère… Le Duc devina tout à coup qu’elle avait peut-être eu l’intention de se réserver les torchons et de tirer quelques pièces des malheureux qui attendaient dehors. Peut-être était-ce également la coutume.

Le visage de Leto s’assombrit et il gronda : « Je vais poster un garde afin que mes ordres soient exécutés à la lettre ! »

Il fit demi-tour et s’engagea dans le passage qui menait au Grand Hall. Des souvenirs roulaient dans son esprit. Murmures de vieilles femmes édentées. Il se rappelait l’eau, les étendues d’eau, de vagues. Il se rappelait les champs d’herbe, et non de sable. Et tous les étés qui avaient été balayés comme des feuilles dans la tempête.

Tout avait été balayé.

Je me fais vieux, songea-t-il. J’ai senti le contact froid de ma mort à venir. Et où l’ai-je senti ? Dans la rapacité d’une vieille femme.

Dans le Grand Hall, Jessica se trouvait au centre d’un groupe rassemblé devant la cheminée où crépitait un grand feu. Les reflets orange des flammes couraient sur les dentelles, les riches étoffes, les joyaux. Le Duc reconnut dans le groupe un confectionneur de distilles de Carthag, un importateur de matériel électronique, un convoyeur d’eau dont la demeure estivale était située à proximité de l’usine polaire, un représentant de la Banque de la Guilde (mince, l’air distant), un négociant en pièces détachées de matériel d’épiçage, une femme au visage maigre et dur dont le service d’escorte à l’usage des visiteurs extra-planétaires était réputé servir de couverture à diverses opérations d’espionnage, de chantage et de contrebande.

La plupart des autres femmes présentes semblaient appartenir à un type précis ; elles étaient décoratives, habillées avec recherche et il émanait d’elles un mélange étrange de sensualité et de vertu intouchable.