Même si elle n’avait pas été l’hôtesse, songea le Duc, Jessica aurait dominé ce groupe. Elle ne portait aucun bijou et elle était vêtue de couleurs chaudes. Sa longue robe avait presque l’éclat du feu et un ruban brun comme la terre enserrait ses cheveux de bronze.
Il comprit qu’elle voulait ainsi le réprimer subtilement pour la froideur de son attitude. Elle savait très bien qu’il l’aimait ainsi vêtue, qu’il la voyait comme un éventail de couleurs vives.
Duncan Idaho se tenait à l’écart, en uniforme scintillant, le visage impassible, ses cheveux noirs et bouclés peignés avec soin. Il avait quitté les Fremens sur l’ordre d’Hawat : « Sous le prétexte de la garder, tu maintiendras une constante surveillance sur la personne de Dame Jessica. »
Le regard du duc fit le tour de la salle.
Paul se trouvait dans un coin, entouré d’un groupe avide de jeunes gens appartenant à la richesse d’Arrakeen. Il y avait aussi parmi eux trois officiers de la Maison. L’attention du duc s’attacha tout particulièrement aux jeunes filles. Un héritier ducal était un beau parti. Mais, apparemment, Paul les considérait toutes avec la même et noble réserve.
Il portera bien le titre, se dit Leto, puis il réalisa avec un frisson glacé que c’était encore là une pensée de mort.
A cet instant Paul aperçut son père, immobile sur le seuil, et il évita son regard. Il considéra tous les invités, toutes ces mains rutilantes de bijoux qui tenaient des verres (dont le contenu était analysé par de multiples goûteurs automatiques). Tous ces visages bavards l’écœuraient soudain. Ce n’étaient que des masques dérisoires appliqués sur des pensées infectes et les voix essayaient en vain de dominer le profond silence qui régnait dans chaque poitrine.
Je suis d’humeur amère, pensa Paul, et il se demanda ce que Gurney pourrait bien en dire.
Il connaissait l’origine de cette amertume. Il avait refusé de participer à cette réception, mais son père s’était montré ferme : « Tu as une position à tenir. Tu es en âge de la faire. Tu es presque un homme. »
Paul observa son père qui, maintenant, s’avançait dans la salle tout en l’inspectant et se dirigeait vers le groupe assemblé autour de Dame Jessica.
Au moment où Leto s’approchait, le convoyeur d’eau déclarait : « Est-il vrai que le Duc va établir le contrôle climatique ? »
« Mes projets ne vont pas jusque-là, monsieur », dit la voix du Duc, derrière l’homme. Ce dernier se retourna. Son visage était rond, très bronzé.
« Ah, Duc, dit-il. Vous nous manquiez. »
Leto regarda Jessica. « Il fallait qu’une chose soit faite », dit-il. Puis il se tourna de nouveau vers le convoyeur d’eau et expliqua ce qu’il avait ordonné quant aux bassins. Il ajouta : »Quant à moi, cette coutume prend fin immédiatement. »
« C’est un ordre ducal, Mon Seigneur ? »
« Je laisse votre… conscience en juger », dit le Duc ; puis il se détourna et vit que Kynes s’approchait du groupe.
« Je pense que c’est là un getse très généreux, dit une des femmes. Donner comme cela de l’eau aux… » Quelqu’un la fit taire.
Le regard du Duc se posa sur Kynes. Il remarqua que la planétologiste portait un uniforme démodé avec des épaulettes d’Administrateur Impérial. Un minuscule insigne doré était fixé à son col.
« Les paroles du Duc impliquent-elles une critique de nos coutumes ? » fit la voix courroucée du convoyeur d’eau.
« Cette coutume est modifiée », dit Leto. Il inclina la tête à l’adresse de Kynes, remarqua le froncement de sourcils de Jessica et pensa : Un froncement de sourcils n’est pas tout, mais cela va accroître les rumeurs d’une friction entre nous.
« Si le Duc le permet, reprit le convoyeur, j’aimerais revenir un peu sur cette question des coutumes. »
Leto perçut l’onctuosité soudaine dans la voix de l’homme, le silence vigilant du groupe et toutes les têtes qui se tournaient vers eux, maintenant, dans la salle.
« Ne sera-t-il pas bientôt temps de dîner ? » demanda Jessica.
« Notre invité nous a posé une question », dit Leto. Son regard ne quittait pas le convoyeur d’eau. Et il voyait là un homme au visage rond, avec de grands yeux et des lèvres épaisses. Et il se rappelait le mémorandum d’Hawat : « … Ce convoyeur d’eau est un homme à surveiller. Souvenez-vous de son nom : Lingar Bewt. Les Harkonnens l’ont utilisé, mais sans jamais vraiment le contrôler. »
« Les coutumes attachées à l’eau sont fort intéressantes, dit Bewt avec un sourire. Je suis curieux de savoir ce que vous avez l’intention de faire à propos de la serre qui fait partie de cette demeure. Entendez-vous la faire admirer longtemps au peuple… Mon Seigneur ? »
Leto réprima sa colère, tout en dévisageant l’homme. Les pensées jaillissaient dans son esprit. Celui-là osait le défier dans le castel ducal. Et la signature de Bewt figurait au bas d’un contrat d’allégeance. Bien sûr, l’homme était conscient de sa puissance personnelle. L’eau, sur ce monde, impliquait la puissance. Par exemple, si tous les points d’eau venaient à sauter à un signal donné… L’homme semblait capable d’un tel acte. Qui pourrait signifier la fin d’Arrakis. Telle devait être la menace qu’il avait laissé peser sur les Harkonnens.
« Mon Seigneur le Duc et moi-même avons des projets pour cette serre, intervint Jessica. (Elle sourit à Leto.) Nous entendons la maintenir, bien sûr, mais avec l’approbation du peuple d’Arrakis. Notre rêve est de voir un jour le climat de ce monde modifié afin de permettre la culture des plantes et notre serre n’importe où à l’extérieur. »
Bénie soit-elle ! se dit Leto. Et que notre convoyeur d’eau rumine là-dessus !
« Votre intérêt pour l’eau et le contrôle climatique est évident, dit-il. Vous devriez orienter différemment vos intérêts, croyez-moi. Un jour viendra où l’eau ne sera plus une denrée aussi précieuse pour Arrakis. »
Et il songea : Il faut qu’Hawat redouble ses efforts pour noyauter cette organisation de Bewt. Et nous devrons immédiatement veiller sur les points d’eau. Personne ne peut me menacer de la sorte !
Bewt hocha la tête, sans cesser de sourire. « Un rêve agréable, Mon Seigneur. » Et il fit un pas en arrière.
Leto surprit alors l’expression de Kynes. Le planétologiste regardait Jessica. Et il semblait transfiguré… Comme un homme amoureux… ou pris d’une transe religieuse.
En cet instant, les mots de la prophétie occupaient tout l’esprit de Kynes : « Et ils partageront votre rêve le plus précieux. »
Il s’adressa à Jessica : « Amenez-vous le court-chemin ? »
« Ah ! docteur Kynes ! intervint le convoyeur d’eau. Vous êtes venu. Vous avez abandonné vos hordes de Fremens. Comme c’est aimable à vous ! »
Kynes posa sur lui un regard inscrutable : « On dit dans le désert que la possession de l’eau en grande quantité peut conduire un homme à une fatale négligence. »
« Ils ont nombre de dictons étranges dans le désert », dit Bewt, mais sa voix trahissait son trouble.
Jessica s’approcha de Leto et glissa sa main sous son bras, cherchant un sintant de calme. Kynes avait dit : « … le court-chemin. » Dans la langue ancienne, cela se traduisait par « Kwisatz Haderach ». L’étrange question du planétologiste était passée inaperçue et, à présent, Kynes se penchait vers l’une des femmes de la suite, pr^étant l’oreille à quelque badinage murmuré.