Le Kwisatz Haderach. La Missionaria Protectiva aurait-elle donc implanté ici cette légende aussi ? A cette pensée, elle sentit se raviver l’espoir secret qu’elle nourrissait pour Paul. Il pourrait être le Kwisatz Haderach. Oui, il pourrait l’être.
Le représentant de la Banque de la Guilde avait engagé la conversation avec le convoyeur d’eau et, un instant, la voix de Bewt domina le murmure des autres invités : « Bien des gens ont tenté de modifier Arrakis. »
Le Duc remarqua à quel point Kynes parut sensible à ces mots, se redressant et abandonnant immédiatement la femme frivole.
Dans le soudain silence, un soldat en tenue de laquais s’avança vers Leto : « Le dîner est servit, Mon Seigneur. »
Le Duc eut un regard interrogateur à l’adresse de Jessica.
« La coutume locale veut que l’hôte et l’hôtesse suivent leurs invités vers la table, dit-elle avec un sourire. La changerons-nous, Mon Seigneur ? »
Sa voix était froide quand il répondit : « Cela me paraît une agréable coutume. Nous la maintiendrons pour l’instant. »
Il ma faut continuer de donner l’impression que je la soupçonne de trahison, se dit-il. Et, tout en regardant défiler les invités, il songea : Qui, parmi vous, croit à un tel mensonge ?
Jessica perçut son soudain retrait et elle se prit à y réfléchir ainsi qu’elle l’avait fait fréquemment durant la semaine écoulée. Il se comporte comme un homme luttant avec lui-même. Est-ce parce que j’ai si rapidement organisé cette soirée ? Pourtant, il sait bien à quel point il est important que nous commencions à mêler nos officiers et nos hommes avec les notabilités. Nous sommes en quelque sorte un père et une mère qui les dominons tous. Rien n’impressionne plus que cette forme de brassage social.
Leto, les yeux fixés sur les gens qui se dirigeaient vers la salle à manger, se rappelait les paroles de Thufir Hawat lorsqu’il l’avait informé de l’affaire : « Sire ! Je l’interdis ! »
Un sombre sourire apparut sur le visage du Duc. Quelle scène ç’avait été ! Lorsqu’il avait approuvé cette soirée, Hawat avait secoué longuement la tête. « J’ai de mauvais pressentiments à cet égard, Mon Seigneur. Les choses vont trop vite sur Arrakis, et cela ne ressemble pas aux Harkonnens. Non, pas du tout. »
Paul passa auprès de son père en compagnie d’une jeune femme qui avait bien une tête de plus que lui. Il eut un regard froid à l’adresse de son père tout en acquiesçant à quelque remarque de la jeune fille.
« Son père confectionne des distilles, dit Jessica. Je me suis laissé dire que seul un fou accepterait de s’aventurer dans le désert avec un vêtement fabriqué par cet homme. »
« Qui est cet homme à la cicatrice, devant Paul ? Je ne le remets pas. »
« Un invité de dernière heure, murmura-t-elle. C’est Gurney qui l’a introduit. Un contrebandier. »
« Et c’est Gurney qui l’a introduit ? »
« A ma demande. Pour Hawat, il était sûr, bien qu’il n’ait pas été très enthousiaste à son égard. Il se nomme Tuek, Esmar Tuek. Il a une certaine influence dans son milieu. Tout le monde le connaît ici. Il a été invité dans la plupart des demeures. »
« Pourquoi est-il ici ? »
« Tous se poseront la question. Tuek, par sa présence, va jeter le doute et la suspicion. On croira que vous êtes sur le point de rapporter vos ordonnances contre la corruption, ce qui renforcera les intérêts des contrebandiers. Cela a semblé plaire à Hawat. »
« Je ne suis pas certain de l’apprécier », dit Leto. Il inclina la tête à l’intention de quelques couples qui passaient et vit que seuls quelques invités les précédaient encore. « Pourquoi n’avez-vous pas invité quelques Fremens ? » ajouta-t-il.
« Il y a Kynes. »
« Oui, il y a Kynes. Mais avez-vous préparé d’autres surprises à mon intention ? » Il l’entraîna à la suite de la procession.
« Tout le reste n’est que très conventionnel », répondit-elle.
Elle songea : Mon chéri, ne pouvez-vous comprendre que ce contrebandier dispose de vaisseaux rapides, qu’il peut être soudoyé ? Il nous faut une issue, un moyen de nous échapper d’Arrakis si tout nous abandonne.
Comme ils surgissaient dans la salle à manger, elle dégagea son bras et Leto l’aida à s’asseoir. Puis il se dirigea vers l’extrémité de la table. Un laquais se tenait derrière son siège. Dans un bruissement d’étoffes, dans le raclement des sièges sur le sol, les invités prenaient place. Pourtant, le Duc demeurait debout. Il leva la main et les soldats en tenue de laquais reculèrent, au garde-à-vous.
Un silence gêné s’installa dans la salle.
Jessica, depuis l’autre extrémité de la table, put lire un léger tremblement sur la bouche de Leto, elle put discerner la colère qui venait assombrir ses joues. Et elle se demanda : Qu’est-ce qui le rend ainsi furieux ? Certainement pas le fait que l’aie invité ce contrebandier.
« Certains, dit le Duc, mettent en question le fait que j’ai supprimé la coutume des bassins. Mais c’est ma façon de vous dire que les choses vont changer ici. »
Il y eut un silence embarrassé autour de la table.
Ils croient qu’il a bu, se dit Jessica.
Leto prit son flacon d’eau et l’éleva dans la clarté des lampes à suspenseurs. « En tant que Chevalier de l’Imperium, dit-il, je porte un toast. »
Tous l’imitèrent, tous le regardaient. Dans le silence, une lampe dériva légèrement, poussée par un courant d’air venu des cuisines. Les ombres jouaient sur les traits de faucon du Duc.
« Tel je suis, tel je reste ! » gronda-t-il.
Ils esquissèrent le mouvement de porter les flacons à leurs bouches et s’interrompirent net : le Duc gardait le bras levé. « Mon toast sera pour l’une de ces devises si chères à nos cœurs : Les affaires font le progrès ! Partout la fortune passe ! »
Il but.
Et ils burent comme lui, en échangeant des regards perplexes.
« Gurney ! » appela le duc.
La voix de Halleck parvint d’une alcôve, quelque part derrière lui. « Je suis ici, Mon Seigneur ! »
« Joue-nous un air, Gurney. »
Un accord en mineur vint flotter jusqu’à la table, entre les ombres. Sur un geste du Duc, les serviteurs commencèrent à poser sur la table les premiers plats ! lièvre du désert rôti en sauce cepeda, aplomage de sirius, chukka, café avec Mélange (la puissante odeur de cannelle du Mélange envahit la table) et véritable oie-en-pôt servie avec un vin pétillant de Caladan.
Pourtant, le Duc demeurait debout.
Les invités attendirent donc. Leur attention se partageait entre les plats qui venaient d’être servis et le Duc immobile qui ne s’asseyait pas. « En des temps anciens, dit Leto, le devoir de l’hôte était de distraire ses invités par ses talents. (Il serrait à tel point le flacon d’eau que les jointures de ses doigts en devenaient blanches.) Je ne puis chanter, mais je vais vous réciter les paroles de la chanson de Gurney. Considérez ceci comme un second toast que je porte à tous ceux qui ont trouvé la mort en nous conduisant ici. »
Autour de la table, il y eut des mouvements gênés.
Jessica baissa les yeux et regarda ses plus proches voisins. Le convoyeur d’eau au visage rond, son épouse, le pâle et austère représentant de la Banque de la Guilde (qui ressemblait à quelque épouvantail, en cet instant, le regard fixé sur le Duc) et le dénommé Tuek, au visage buriné, couvert de cicatrices, dont les yeux entièrement bleus étaient baissés.