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« Comptez-vous, soldats — soldats depuis longtemps comptés ! déclama le Duc. Votre fardeau est fait de dollars et de souffrance. Nos colliers d’argent brillent sur vos âmes. Comptez-vous, soldats — soldats depuis longtemps comptés. A chacun son dû de temps, sans illusion. Et passe le mirage de la fortune, avec nous, lorsque s’achève notre temps sur un dernier rictus. Comptez-vous, soldats — soldats depuis longtemps comptés. »

La voix de Leto traîna sur les derniers mots. Puis il but longuement à son flacon et le reposa violemment sur la table. Un peu d’eau rejaillit sur la nappe.

Les invités buvaient, dans un silence embarrassé. A nouveau, le Duc reprit son flacon. Cette fois, il déversa sur le sol la moitié de ce qui restait d’eau. Il savait que les autres devraient l’imiter.

Jessica fut la première.

Il y eut comme un instant gelé avant que les invités ne suivent. Jessica remarqua que Paul, assis près de son père, guettait toutes les réactions, autour de lui. Elle aussi était fascinée, du reste, par les gestes révélateurs de ceux qui l’entouraient, et plus spécialement par les gestes des femmes. C’était là une eau potable, propre, qui ne provenait pas d’un torchon essoré. Les mains qui tremblaient, les réactions lentes, les rires nerveux… tout cela trahissait l’obéissance à contrecœur. Une femme lâcha son flacon et se détourna tandis que son compagnon le ramassait.

Mais c’était Kynes qui retenait le plus son attention. Le planétologiste hésita quelques secondes puis déversa le contenu du flacon dans un récipient dissimulé sous son gilet. Il rencontra le regard de Jessica et leva le flacon vide en un toast muet à son intention. Son geste semblait ne l’embarrasser nullement.

La musique de Halleck flottait toujours dans la salle mais les accords en mineur avaient fait place à des harmonies plus vives, comme si le soldat-baladin voulait maintenant éveiller l’ambiance.

« Que le repas commence », dit le Duc. Et il prit place.

Il est furieux et troublé, se dit Jessica. La perte de cette chenille l’a affecté plus profondément qu’elle ne l’aurait dû. Il doit y avoir autre chose. Il se comporte comme un homme désespéré. Elle prit sa fourchette, espérant que ce geste dissimulerait sa soudaine amertume. Pourquoi pas ? Puisqu’il est désespéré.

Lentement d’abord, puis avec animation grandissante, le repas se poursuivit. Le fabricant de distilles complimenta Jessica pour la cuisine et le vin.

« L’un et l’autre sont de Caladan », dit-elle.

« Superbe ! dit-il en goûtant le chukka. Tout simplement délicieux ! Et pas une goutte de Mélange là-dedans ! C’est tellement lassant de trouver l’épice dans n’importe quoi ! »

Le représentant de la Banque de le Guilde regarda Kynes. « A ce que l’on dit, docteur Kynes, une nouvelle chenille a été laissée à un ver. »

« Les nouvelles vont vite », dit le Duc.

« Ainsi c’est bien exact, » dit le banquier.

« Bien sûr que c’est exact ! Ce satané portant a disparu. Comment est-il possible qu’un engin de cette taille s’évanouisse de la sorte ! »

« Lorsque le ver est arrivé, expliqua Kynes, il était impossible de récupérer la chenille. »

« Une chose pareille ne devrait pas pouvoir arriver ! » gronda le Duc.

« Et personne n’a vu disparaître le portant ? » demanda le banquier.

« En général, les guetteurs concentrent leur attention sur le désert, dit Kynes. Ce qui les intéresse, c’est le signe du ver. L’équipage d’un portant se compose de quatre hommes. Deux pilotes et deux assistants. Si l’un d’entre eux, ou même deux, étaient à la solde des ennemis du Duc…

« Ah, je vois, dit le banquier. Et vous, en tant qu’Arbitre du Changement, que faites-vous en ce cas ? »

« Je dois considérer ma position très consciencieusement, dit Kynes. Et il est bien certain que je ne puis en discuter à table. » Il songea : Cet espèce de pâle squelette ! Il sait très bien que c’est justement le gendre d’infraction que l’on m’a ordonné d’ignorer.

Le banquier sourit et revint à son repas.

Jessica se souvint d’une leçon de l’Ecole Bene Gesserit. Une leçon qui traitait de l’espionnage et du contre-espionnage. La Révérende Mère à la figure ronde et aux yeux rieurs avait une voix joyeuse qui contrastait étrangement avec le sujet traité.

« Il convient de noter une chose à propos des écoles d’espionnage et de contre-espionnage : la similitude des réactions de base de tous ceux qui les ont fréquentées. Toute discipline fermée laisse son empreinte, son sceau sur ceux qui l’étudient. Et ceci rend possible l’analyse et la prévision. »

« En fait, les schémas de motivations tendent à devenir identiques pour tous les espions. Ceci revient à dire que certains types de motivations sont similaires même si les écoles et les buts sont différents. Vous étudierez dans un premier temps la façon d’isoler cet élément aux fins d’analyse. Tout d’abord, par les schémas d’interrogation qui révèlent l’orientation interne des interrogateurs, puis par l’examen attentif de l’orientation langage-pensée de ceux que vous analyserez ? Vous découvrirez alors qu’il est très simple de déterminer les racines des langages de vos sujets, par l’inflexion de leur voix et leur schéma d’expression. »

Assise là, immobile, entourée du Duc, de son fils et de tous leurs invités, Jessica eut soudain la révélation glaçante de la nature de l’homme. C’était un agent des Harkonnens. Il avait le type d’expression de Geidi Prime, subtilement dissimulé mais assez net pour qu’à ses sens aiguisés ce fût comme si l’homme s’était présenté.

Cela signifie-t-il que la Guilde elle-même s’est rangée aux côtés des Harkonnens ? se demanda-t-elle. Cette idée la choquait profondément et elle dissimula son émotion en commandant un nouveau plat. Mais elle ne cessait pas de prêter l’oreille à l’homme, attendant qu’il trahisse ses intentions. Il va porter la conversation sur un sujet banal, mais avec des implications menaçantes, se dit-elle. Tel est son schéma.

Le banquier avala une bouchée, but une gorgée de vin et sourit à un propos de sa voisine de droite. Pendant un instant, il parut s’intéresser aux paroles d’un homme qui, un peu plus loin, expliquait au Duc que les plantes Arrakeen n’avaient pas d’épines.

« J’aime observer les vols d’oiseaux, dit-il soudain en s’adressant à Jessica. Tous nos oiseaux, bien sûr, sont des charognards et beaucoup se passent d’eau, l’ayant remplacée par le sang. »

La fille du confectionneur de distilles, assise entre Paul et son père à l’autre bout de la table, plissa son joli visage et dit : « Oh ! Soo-Soo, vous dites des choses vraiment dégoûtantes. »

Le banquier eut un sourire. « On m’appelle Soo-Soo parce que je suis le conseiller financier du Syndicat des Porteurs d’eau. (Et comme Jessica continuait de le regarder sans rien dire, il ajouta :) Soo-Soo-Sook ! C’est le cri des porteurs d’eau. » Il imitait l’appel si fidèlement que quelques rires s’élevèrent autour de la table.

Jessica avait perçu la vantardise dans le ton de l’homme mais elle avait noté aussi que le jeune fille lui avait donné réplique, comme si elle avait voulu fournir une excuse aux propos du banquier. Elle regarda Lingar Bewt. Le magnat de l’eau était absorbé dans son repas, l’air sombre. Et Jessica se souvint que le banquier avait dit : « Moi aussi, je contrôle cette ultime source de puissance d’Arrakis, l’eau. »