Elle releva la tête et dit : « Vous serez tous heureux d’apprendre que le Duc nous rassure. Le problème qui justifiait sa présence a reçu une solution. On a retrouvé le portant disparu. Un agent harkonnen qui s’était glissé dans l’équipage avait réussi à neutraliser ses compagnons et à conduire l’appareil jusqu’à une base de contrebande avec l’espoir de le vendre. L’homme et la machine nous ont été restitués. » Elle inclina la tête à l’adresse de Tuek qui lui répondit.
Puis elle replia le billet et le glissa dans sa manche.
« Je suis satisfait de voir que cela ne s’est pas transformé en bataille ouverte, dit le banquier. Le peuple espère à un tel point que les Atréides vont lui amener la paix et la prospérité. »
« Surtout la prospérité », dit Bewt.
« Pouvons-nous goûter au dessert, à présent ? demanda Jessica. J’ai commandé à notre chef une douceur de Caladan : du riz sauce dolsa. »
« Le nom seul est déjà délicieux, s’exclama le confectionneur de distilles. Serait-il possible d’avoir la recette ? »
« Toutes les recettes que vous désirerez », dit Jessica tout en enregistrant l’homme pour Hawat, plus tard. Ce fabricant de distilles était un petit arriviste peureux qu’il serait facile d’acheter.
Autour d’elle, les conversations avaient repris : « Quelle splendide étoffe : » « Il faut faire n ensemble pour aller avec le bijou… » « Nous devrions essayer d’augmenter la production pendant le prochain… »
Jessica abaissa le regard sur son assiette. Elle pensait à la partie codée du message de Leto : « Les Harkonnens ont tenté d’introduire une cargaison de lasers. Nous les avons capturés. Mais ceci peut signifier qu’ils ont réussi avec d’autres cargaisons. Et certainement qu’ils n’accordent pas une grande importance aux boucliers. Prenez les précautions appropriées. »
Les lasers. Leurs rayons pouvaient percer n’importe quel matériau connu non pourvu d’un bouclier. Le fait que le contact d’un rayon laser avec un bouclier provoquait l’explosion simultanée de l’un et de l’autre ne semblait pas inquiéter les Harkonnens. Pourquoi ? L’explosion du bouclier et du laser libérait une énergie dangereusement variable qui pouvait dépasser celle de tous les atomiques ou ne tuer que le tireur et son objectif.
Elle était troublée par toutes les inconnues qu’elle sentait là.
« Je n’ai jamais douté que nous retrouverions ce portant, déclara Paul. Lorsque mon père s’attaque à un problème, il le résout. Les Harkonnens commencent seulement à le découvrir. »
Il parade, songea Jessica. Il ne devrait pas. Quelqu’un qui va se terrer dans le plus lointain sous-sol durant la nuit pour échapper aux lasers n’a pas le droit de parader.
« Il n’y a pas d’issue _ nous payons la violence de nos ancêtres. »
Jessica entendit un tumulte dans le Grand Hall et elle alluma la lampe près de son lit. La pendule n’avait pas encore été réglée sur le temps local et elle dut mentalement soustraire vingt et une minutes pour savoir qu’il était exactement deux heures du matin.
Les bruits étaient forts et confus.
Une attaque des Harkonnens ? se demanda-t-elle.
Elle se glissa hors du lit et consulta les écrans pour voir où se trouvaient les siens. Paul dormait dans la cave profonde qu’ils avaient hâtivement convertie en chambre. Les bruits, de toute évidence, ne lui étaient pas parvenus. Dans la chambre de Paul, il n’y avait personne et le lit n’était pas défait. Etait-il encore au poste de commandement ?
Aucun écran ne montrait encore le devant de la demeure.
Immobile au milieu de sa chambre, Jessica écouta attentivement. Il y eut un cri. Des mots incohérents. Puis quelqu’un appela le docteur Yueh. Jessica trouva sa robe, la mit sur ses épaules, glissa ses pieds dans ses pantoufles et attacha le krys sur sa jambe.
Une nouvelle fois, on appela le docteur Yueh.
Jessica referma sa robe et sortit. A cet instant, la pensée lui vint : Leto est peut-être blessé ? Elle se mit à courir et le couloir lui parut s’allonger à l’infini. Elle franchit l’arche, traversa la salle à manger et suivit enfin le couloir qui accédait au Grand Hall. Celui-ci était brillamment éclairé. Toutes les lampes à suspenseurs étaient à leur intensité maximale.
A sa droite, près de l’entrée principale, Jessica vit deux gardes qui maintenaient Duncan Idaho entre eux. Ce dernier avait la tête ballante. Un silence abrupt, pénible, s’était abattu sur cette scène.
« Vous voyez ce que vous avez fait ? s’écria l’un des deux gardes d’un ton accusateur. Vous avez éveillé Dame Jessica. »
Derrière eux, les grandes draperies se gonflaient, révélant que la porte était demeurée ouverte. Ni le Duc ni Yueh n’étaient visibles. Mapes, cependant, se tenait immobile à l’écart, regardant Idaho avec des yeux froids. Elle portait une longue robe brune festonnée d’un motif serpentin. Elle était chaussée de bottes du désert non lacées.
« Aisni j’ai éveillé Dame Jessica », grommela Idaho. Il leva la tête vers le plafond et hurla : « C’est Grumman le premier qu’ait souillé mon épée ! »
Grande Mère ! Il est ivre ! se dit Jessica.
Le visage plein et mat d’Idaho était crispé. Il y avait de la poussière dans ses cheveux bouclés comme la toison d’un vieux bouc. Sa tunique déchirée laissait voir la chemise qu’il avait portée pour le dîner.
Jessica s’approcha de lui.
L’un des gardes inclina la tête sans lâcher Idaho.
« Nous ne savions pas quoi faire de lui, Ma Dame. Il a créé du désordre au-dehors ; il refusait de rentrer. Nous craignions que des gens le voient. Cela ne nous aurait pas fait bonne réputation. »
« Où est-il allé ? » demanda Jessica.
« Il a raccompagné l’une des jeunes demoiselles. Ma Dame. Sur les ordres de Hawat. »
« Quelle jeune demoiselle ? »
« L’une des filles de l’escorte. Vous comprenez, Ma Dame ? (L’homme jeta un coup d’œil à Mapes et baissa la voix.) C’est toujours à Idaho que l’on fait appel pour la surveillance des dames. »
Vraiment ! pensa Jessica. Mais pourquoi est-il ivre ?
Fronçant les sourcils, elle se tourna vers Mapes. « Mapes, apporte-lui un stimulant. Je suggère de la caféine. Peut-être reste-t-il encore un peu de café à l’épice. »
Mapes haussa les épaules et se dirigea vers les cuisines. Les lacets de ses bottes fouettaient le sol en cadence.
Péniblement, Idaho tourna la tête vers Jessica.
« … tué plus d’trois cents hommes pour l’Duc, grommela-t-il. Vous v’lez savoir p’quoi j’ suis là ? J’peux pas rester là-d’sous. Peux pas vivre dans l’sous-sol. Qu’est-ce que c’est qu’cet endroit, hein ? »
Jessica entendit s’ouvrir une porte sur l’un des côtés du Hall. Elle se retourna. Yueh s’approchait, sa trousse médicale à la main gauche. Il était habillé, pâle et semblait fatigué. Le diamant scintillait à son front.
« C’ bon docteur ! s’exclama Idaho. L’homme des pansements et des pilules ! (Il se tourna lourdement vers Jessica.) J’me conduis c’m’ un idiot, pas vrai, hein ? »
Elle demeura silencieuse, l’expression sévère. Elle se demandait : Pourquoi Idaho se saoulerait-il ? Est-ce qu’on l’aurait drogué ?