« Je ne puis vous répondre, dit-il. Vous savez que je ne le puis. »
« Vous ne direz rien de ce qui s’est passé ici. Rien à personne. Je vous connais, Thufir. »
« Ma Dame… » A nouveau, il eut du mal à avaler sa salive. Sa gorge était desséchée. Il pensa : Oui, elle a des pouvoirs immenses. Et ceux-ci ne feraient-ils pas d’elle l’outil idéal pour les Harkonnens ?
« Le Duc pourrait être détruit aussi rapidement par ses amis que par ses ennemis, dit-elle. J’espère maintenant que vous allez balayer toute trace de ces soupçons. »
« S’ils se révèlent sans fondement. »
« Si. »
« Si », répéta-t-il.
« Vous êtes tenace. »
« Prudent, et conscient de la marge d’erreur possible. »
« En ce cas, je vais vous poser une autre question : Que pensez-vous, réduit à l’impuissance devant un autre humain qui pointe un couteau sur votre gorge puis qui, plutôt que de vous égorger, vous libère de vos liens et vous tend son couteau pour vous en servir à votre gré ? »
Elle se leva et lui tourna le dos. « Vous pouvez disposer, maintenant, Thufir. »
Le vieux Mentat se redressa, hésita. Ses mains esquissèrent un geste vers l’arme dissimulée sous sa tunique. Il pensait au taureau et au père du Duc qui avait été brave en dépit de ses autres failles. Il pensait au jour lointain de cette corrida, à la bête noire, redoutable, immobile, tête baissée, déconcertée. Le Vieux Duc avait tourné le dos aux cornes. La cape flamboyait sur son bras. Les acclamations montaient des gradins.
Je suis le taureau. Elle est le matador, se dit-il. Sa main s’écarta de l’arme. La sueur brillait dans sa paume.
Il sut alors que, quel que soit le tour que prendraient les choses, il n’oublierait jamais ce moment et ne perdrait rien de l’admiration suprême qu’il éprouvait pour cette femme.
Lentement, il quitta la pièce.
Le regard de Jessica se détourna enfin du reflet dans les fenêtres et se fixa sur la porte close.
« Maintenant, nous allons voir ce qu’il convient de faire », murmura-t-elle.
A la clarté d’une unique lampe à suspenseur, Leto prenait connaissance d’une note. L’aube n’était née que quelques heures auparavant mais il sentait déjà la fatigue. La note avait été remise aux gardes extérieurs par un messager fremen peu avant qu’il ne gagne son poste de commandement. Elle disait : « Au jour, une colonne de fumée, à la nuit, un pilier de feu. » Il n’y avait pas de signature.
Qu’est-ce que cela veut dire ? se demanda-t-il.
Le messager était immédiatement reparti, sans attendre de réponse et avant qu’on ait pu l’interroger. IL avait disparu dans la nuit telle une ombre, une fumée.
Leto glissa le papier dans la poche de sa tunique. Il le montrerait à Hawat. Il rejeta une mèche de cheveux de son front et eut un soupir. L’effet des pilules antifatigue commençait à s’estomper. La réception remontait à deux jours et il y avait plus longtemps encore qu’il n’avait dormi.
La pénible discussion avec Hawat et le rapport qu’il lui avait fait de son entrevue avec Jessica avaient dominé tous les problèmes militaires.
Faut-il que j’éveille Jessica ? se demanda-t-il. Je n’ai plus aucune raison de poursuivre ce jeu du secret avec elle. Non ? Maudit soit ce satané Duncan ! Il secoua la tête. Non, pas Duncan. J’ai commis une erreur en ne me confiant pas à Jessica dès le premier instant. Il faut que je le fasse maintenant, avant que plus de mal ne soit fait.
Cette décision le rasséréna et il s’éloigna de la cheminée, traversa le Grand Hall et suivit les couloirs menant aux appartements familiaux. A l’intersection du couloir du service, il s’arrêta. Il avait perçu un étrange gémissement. Sa main gauche se posa sur le contact de sa ceinture-bouclier, le kindjal glissa dans sa paume droite et il en éprouva une assurance nouvelle. L’étrange son l’avait littéralement glacé. Doucement, il s’engagea dans le couloir de service, tout en maudissant la faible clarté qui régnait là. Les suspenseurs les plus petits avaient été placés au long du couloir à huit mètres d’intervalle les uns des autres et réglés au plus faible niveau. Les murs sombres semblaient boire l’infime lumière qu’ils répandaient.
Dans le pénombre, devant lui, Leto distinguait une forma pâle. Il hésita, prêt à activer son bouclier. Mais cela limiterait ses mouvements, étoufferait les sons… et la capture de la cargaison de lasers l’avait empli de doutes.
Silencieusement, il progressa en direction de la forme pâle, qui était une silhouette humaine, celle d’un homme, face contre terre. Leto le retourna du pied tout en brandissant son couteau. Puis il se pencha dans la pâle clarté. C’était Tuek, le contrebandier. Il avait une tache humide sur la poitrine. Ses yeux morts étaient sombres et vides. Leto toucha la tache… Elle était encore tiède.
Pourquoi l’a-t-on tué ici ? se demanda le Duc. Et qui l’a tué ?
Le gémissement étrange était encore plus fort ici. Il venait du passage latéral qui conduisait à la pièce centrale où avait été installé le générateur principal du bouclier de la maison.
La main sur le contact de sa ceinture, le kindjal pointé, le duc contourna le corps, s’avança dans le passage et regarda en direction du générateur. Une autre forme pâle était allongée sur le sol, à quelques pas. Elle gémissait et se mit à ramper vers lui avec une lenteur douloureuse, en haletant, en geignant.
Leto réprima une soudaine frayeur, bondit dans le passage et s’accroupit à côté de la forme rampante. C’était Mapes, la gouvernante fremen. Sa chevelure lui retombait sur le visage et ses effets étaient en désordre. Une trace sombre et brillante apparaissait sur sa poitrine. Leto mit la main sur son épaule et elle se redressa, prenant appui sur ses coudes, levant la tête vers lui, les yeux pleins d’ombre.
« … vous… haleta-t-elle… Tué… garde… envoyé… chercher… Tuek… enfui… M’Dame… vous… vous… ici… non… » Elle retomba en avant et sa tête résonna sur le sol de pierre.
Les doigts de Leto cherchèrent le pouls à ses tempes. Il n’y en avait plus. Il examina la trace sombre du sang. Elle avait été frappée dans le dos. Par qui ? Ses pensées s’accéléraient. Voulait-elle dire que quelqu’un avait tué le garde ? Et Tuek… Jessica l’avait-elle fait mander ? Pourquoi ?
Il allait se redresser. Un sixième sens l’avertit. Il porta la main au contact de sa ceinture-bouclier. Trop tard. Un coup violent rejeta son bras en arrière. La douleur jaillit et il vit l’aiguille plantée dans sa manche. La paralysie commença à se répandre. Il fit un terrible effort pour lever la tête et regarder vers l’extrémité du passage.