Il devait en être ainsi, Leto, pensa-t-elle. Un temps pour l’amour, un temps pour la peine. (Elle mit la main sur son ventre, consciente de la présence de l’embryon.) J’ai en moi cette fille des Atréides que l’on m’a ordonné d’engendrer. Mais la Révérende Mère s’est trompée : une fille n’aurait pas sauvé mon Leto. Cette enfant n’est qu’une vie qui tente d’atteindre l’avenir dans un présent de mort. Je l’ai conçue par l’instinct et non par obéissance.
« Vous devriez essayer à nouveau le communicateur », dit Paul.
L’esprit continue de fonctionner quoi que nous fassions pour l’en empêcher, se dit-elle.
Elle prit en main le minuscule appareil qu’Idaho leur avait laissé et mit le contact. Un voyant vert s’alluma. D’infimes grésillements sortirent du petit haut-parleur. Elle régla la fréquence et une voix retentit. Elle prononçait des mots dans le langage de bataille des Atréides.
« … retraite et regroupez-vous dans le massif. Rapport Fedor : pas de survivants à Carthag. La Banque de la Guilde a été pillée. »
Carthag ! songea Jessica. Un fief harkonnen !
« Des Sardaukars. Prenez garde aux Sardaukars ! Ils sont en uniforme Atréides. Ils… »
Un ronflement envahit le haut-parleur. Puis, plus rien.
« Essayez les autres fréquences », dit Paul.
« Comprends-tu ce que cela signifie ? »
« Je m’y attendais. Ils veulent que la Guilde rejette sur nous la responsabilité de la destruction de la banque. Avec la Guilde contre nous, nous sommes pris au piège sur Arrakis. Essayez les autres fréquences. »
Elle soupesa les mots qu’il venait de prononcer : « Je m’y attendais. » Que s’était-il passé en lui ? Lentement, elle revint au communicateur. Comme elle explorait la gamme des fréquences, elle accrochait des voix violentes : « … repliez… essayez de vous regrouper… prisonniers dans une grotte à… »
Aux voix Atréides se mêlaient des appels exultants en langage de combat harkonnen. Des ordres brefs, des rapports d’engagements. Tout était trop bref pour que Jessica pût enregistrer et découvrir le sens exact des mots, mais le ton était suffisant.
Il clamait avec éloquence la victoire des Harkonnens.
Paul secoua le paquet posé à côté de lui et entendit glouglouter l’eau des deux jolitres. Il inspira à fond et son regard se tourna vers l’extrémité transparente de l’abri, vers les rochers silhouettés sur le fond des étoiles. Sa main gauche se posa sur la fermeture du sphincter d’entrée.
« L’aube sera bientôt là, dit-il. Nous pouvons encore attendre Idaho pendant une journée, mais pas une nuit. Dans le désert, il faut voyager la nuit et se reposer durant le jour, à l’ombre. »
Sans distille, se souvint Jessica, un homme assis à l’ombre, dans le désert, a besoin de cinq litres par jour pour maintenir l’équilibre de son organisme. Leur existence dépendait de ce vêtement dont elle sentait la matière soyeuse et douce contre sa peau.
« Si nous partons, Idaho ne nous retrouvera jamais », dit-elle.
« Il existe des moyens de faire parler un homme. S’il n’est pas revenu à l’aube, nous devrons admettre l’éventualité de sa capture. Combien de temps croyez-vous qu’il puisse tenir ? »
Cette question n’appelait pas de réponse et Jessica demeura silencieuse.
Paul défit l’attache du paquet et en sortit un micromanuel muni de sa visionneuse et de son brilleur. Des lettres orange et verte se matérialisèrent, surgies d’entre les pages. « Jolitre, abri-distille, capsules d’énergie, recycles, snork, jumelles, repkit de distille, pistolet baramark, basse-carte, filtres, paracompas, hameçons à faiseur, marteleurs, Fremkit, pilier de feu… »
Il fallait tant de choses pour survivre dans le désert.
Il posa le micromanuel.
« Où pourrions-nous aller ? » demanda Jessica.
« Mon père parlait du pouvoir du désert. Sans lui, les Harkonnens ne réussiront pas à dominer cette planète. En fait, ils n’y sont jamais parvenus et ils n’y parviendront jamais. Même avec dix mille légions de Sardaukar. »
« Paul, tu ne penses pas que… »
« Nous avons toutes les preuves entre nos mains. Ici même, dans cette tente… La tente, ce paquet et tout ce qu’il contient, ces distilles. Nous savons que la Guilde exige une somme prohibitive pour des satellites météologiques. Nous savons que… »
« Que viennent faire les satellites climatiques dans tout ceci ? Ils ne pourraient pas… » Elle s’interrompit.
Paul lisait ses réactions, calculait, intégrait les moindres détails.
« A présent, vous le voyez, dit-il. Les satellites observent le sol. Il existe dans le désert des choses qui ne doivent pas être observées. »
« Yu soupçonnes la Guilde de contrôler cette planète ? »
Lente. Elle était si lente.
« Non. Les Fremens ! Ils payent la Guilde pour préserver leur isolement. Et ils payent avec ce que le pouvoir du désert met à leur disposition : l’épice. Ce n’est pas une réponse fondée sur une approximation mais le résultat de déductions directes. »
« Paul, tu n’es pas encore un Mentat. Tu ne peux être certain de… »
« Je ne serai jamais un Mentat. Je suis autre chose… une monstruosité. »
« Paul ! Comment peux-tu dire de telles… »
« Laissez-moi seul ! »
Il se détourna d’elle et son regard plongea dans la nuit. Pourquoi ne puis-je pleurer ? songeait-il. Chaque fibre de son être s’y efforçait mais il savait que cela lui serait à jamais refusé.
Jamais encore Jessica n’avait perçu une telle détresse dans la voix de son fils. Elle aurait voulu le serrer contre elle, le consoler, l’aider… mais elle savait dans le même instant qu’elle ne pouvait rien pour lui. Il devrait résoudre lui-même ses problèmes.
Le manuel du Fremkit qui continuait de briller sur le sol attira son regard. Elle le prit et lut : « Manuel du Désert Ami, ce lieu plein de vie. Voici l’ayat et le burhan de la Vie. Crois, et jamais al-Lhat ne te consumera. »
Cela ressemble au Livre d’Azhar, se dit-elle, se souvenant de ses études des Grands Secrets. Arrakis aurait-elle connu un Manipulateur de Religions ?
Paul prit le paracompas dans le Fremkit, le reposa et dit : « Songez à tous des appareils fremen aux fonctions précises. Ils sont l’indice d’une sophistication incomparable. Admettezèle. La culture qui a conçu tout ceci est plus vaste qu’on le soupçonne. »
En hésitant, toujours troublée par la dureté de la voix de son fils, Jessica se pencha de nouveau sur le manuel. Une constellation du ciel arrakeen : « Muad’Dib : la Souris. » Elle remarqua que la queue était dirigée vers le nord.
Paul observait la silhouette de sa mère, vaguement dessinée par la clarté du brilleur du manuel. Voici venu le moment d’exaucer le vœu de mon père, songea-t-il.
Je dois lui transmettre le message maintenant, alors qu’elle a encore le temps de pleurer. Plus tard, ce serait inopportun. Cette logique précise le choqua.
« Mère ? »
« Oui ? »
Elle avait décelé le changement dans sa voix. Le froid se répandait maintenant dans ses entrailles. Mais jamais ancore elle n’avait parçu un contrôle si dur.