« Mon père est mort », reprit Paul.
Elle chercha en elle-même. Les faits s’accouplant aux faits. L’assimilation Bene Gesserit. Et cela lui vint : la sensation d’une perte terrifiante.
Et elle hocha la tête, sans pouvoir parler.
« Mon père m’avait chargé de vous transmettre un message si quelque chose lui advenait. Il craignait que vous ne pensiez qu’il se défiait de vous. »
Ce soupçon inutile, pensa-t-elle.
« Il voulait que vous sachiez qu’il n’en a jamais été ainsi. (Il expliqua les faits tels qu’ils avaient été et ajouta :) Il désirait que vous sachiez que vous aviez sa confiance absolue, qu’il vous aimait toujours. Il a dit qu’il se serait plutôt méfié de lui-même que de vous et qu’il n’avait qu’un regret, celui de ne point vous avoir fait Duchesse. »
Elle essuya les larmes qui roulaient sur ses joues et pensa : Quel gaspillage stupide ! Toute cette eau ! Mais elle savait dans le même instant que cette pensée révélait seulement son désir de se réfugier dans la colère. Leto, mon Leto. Quelles terribles choses pouvons-nous faire à ceux que nous aimons ! D’un geste brusque, elle éteignit le brilleur du manuel.
Elle se mit à sangloter.
Paul entendait son chagrin. En lui, il ne distinguait rien. Je n’ai pas de chagrin, pensa-t-il. Pourquoi ? Pourquoi ? Cette incapacité de trouver du chagrin lui semblait une tare redoutable.
« Un temps pour avoir, un temps pour perdre » pensa Jessica. Une phrase de la Bible Catholique Orange. « Un temps pour garder, un temps pour rejeter ; un temps pour aimer, un temps pour haïr ; un temps pour la guerre, un temps pour la paix. »
L’esprit de Paul continuait sa course, froid, précis. Il découvrait les voies du temps ouvertes devant eux, sur ce monde. Sans même le secours du rêve, ses pouvoirs de prescience lui révélaient le faisceau des avenirs probables, et quelque chose d’autre, une frange d’inconnu… Comme s’il plongeait dans quelque niveau d’où le temps était absent mais où soufflaient les vents venus du futur.
Brusquement, comme sil venait de découvrir une clé nécessaire, il s’éleva d’un échelon supplémentaire dans la perception. Il sentit qu’il était plus haut, trouva une prise précaire, regarda autour de lui. C’était comme le centre d’une sphère d’où irradiaient des avenues, dans toutes les directions. Encore que cette image fût loin de l’exacte sensation.
Il se souvenait d’un mouchoir de gaze flottant dans le vent. Et il percevait le futur ainsi, maintenant. Comme une surface ondulante, sans consistance.
Il voyait des gens.
Il sentait la chaleur et lefroid de probabilités innombrables.
Il connaissait des noms et des lieux, éprouvait des émotions sans nombre, recevait des informations venues de sources multiples et inexplorées. Le temps était là pour sonder, goûter, examiner, mais pas pour façonner.
Le tout était le spectre des possibilités du plus lointain passé au plus lointain avenir, du plus probable au plus improbable. Il voyait sa propre mort en d’innombrables versions. Il voyait de nouveaux mondes, de nouvelles civilisations.
Des êtres.
Des êtres.
Des multiples d’êtres qu’il ne pouvait dénombrer mais dont il percevait l’existence.
Des gens de la Guilde.
La Guilde… Pour nous, ce pourrait être l’issue. Faire accepter mon étrangeté comme une chose familière mais précieuse. L’épice, à présent nécessaire, nous serait assurée.
Mais il était effrayé à l’idée de devoir vivre le reste de son existence avec ce même esprit tâtonnant entre les avenirs possibles qui guidait les astronefs. Pourtant, c’était une voie ouverte. Et, en affrontant cet avenir possible qui recelait les gens de la Guilde, il reconnaissait sa propre étrangeté.
J’ai une autre vision. Je vois un autre paysage : tous les chemins offerts.
C’était là une pensée qui rassurait et inquiétait. Tant de ces chemins disparaissaient, se perdaient hors de vue.
Aussi vite qu’elle était venue, la sensation disparut et il comprit que cet instant n’avait duré que le temps d’un battement de cœur.
Pourtant, sa conscience avait été retournée, éclairée de terrifiante façon. Il regarda autour de lui.
La nuit recouvrait toujours l’abri-distille et les rochers protecteurs. Et sa mère pleurait toujours.
En lui, il ne ressentait toujours aucun chagrin. Séparé de son esprit, quelque part, il y avait toujours cet endroit creux qui poursuivait sa fonction, qui assimilait les informations, évaluait, déduisait, proposait des réponses à la façon d’un esprit Mentat.
Mais peu d’esprits avaient jamais accumulé autant d’informations. Et cela ne rendait pas l’endroit creux plus supportable. Paul avait l’impression que quelque chose devait se briser. C’était comme un mouvement d’horlogerie réglé pour l’explosion d’une bombe. Et le tic-tac continuait sans cesse, contre son gré. Et les plus infimes variations, autour de lui, étaient enregistrées. La plus subtile modification du taux d’humidité, une chute de température d’une fraction de degré, l’avance d’un insecte sur le toit de labri, la lente montée de l’aube dans le fragment de ciel poudré d’étoiles.
Ce vide était insupportable. Et de savoir comment ce mouvement d’horlogerie avait été mis en marche ne faisait aucune différence. Il pouvait contempler tout son passé et il voyait la mise en place du mécanisme : son éducation, l’entraînement, l’affinement de ses talents, les pressions des disciplines sophistiquées, la découverte de la Bible Catholique Orange dans un moment critique… Et puis, l’épice.
Mais aussi, il pouvait regarder devant lui, dans toutes les directions. Et c’était là le plus terrifiant.
Je suis un monstre ! pensa-t-il. Une anomalie !
Puis : Non ! Non ! Non ! NON !
Ses poings frappaient le sol de la tente. Et, implacable, cette fraction de son être qui poursuivait ses fonctions, enregistra sa réaction comme un intéressant phénomène émotionnel et l’intégra aux autres facteurs.
« Paul ! »
Sa mère était près de lui, elle lui avait pris les mains. Son visage était une tache grise dans l’ombre. « Paul, qu’y a-t-il ? »
« Vous ! »
« Je suis là, Paul. Tout va bien. »
« Que m’avez-vous fait, » demanda-t-il.
En un éclair de compréhension, elle devina les racines lointaines de la question : « Je t’ai mis au monde », dit-elle.
Son insctint comme ses connaissances les plus subtiles lui disaient que c’était la réponse qi le calmerait.
Il sentait les mains de sa mère, essayait de distinguer ses traits. Certains signes génétiques dans la forme de son visage furent ajoutés aux autres informations, assimilés. La réponse vint.
« Laissez-moi », dit-il.
Un ton de fer. Elle obéit.
« Paul, veux-tu me dire ce qui se passe ? »
« Saviez-vous ce que vous faisiez en m’éduquant ? »
Il n’y a plus trace de l’enfant dans sa voix, pensa-t-elle.
« J’espérais ce qu’espèrent tous les parents. Que tu serais… supérieur, différent. »
« Différent ? »
Cette amertume dans sa voix. « Paul, je… »
« Vous ne désiriez pas un fils ! Vous désiriez un Kwisatz Haderach ! Vous couliez un mâle Bene Gesserit ! »
« Mais, Paul… »
« Avez-vous jamais pris le conseil de mon père ? »