Le sable ne cessait jamais de s’accumuler.
Et dans son rêve elle avait gémi, de plus en plus fort. Un gémissement ridicule. Une partie de son esprit avait compris que c’était sa voix alors qu’elle n’était qu’une petite enfant. La femme s’effaçait, une femme que les souvenirs les plus lointains ne discernaient pas vraiment.
Ma mère inconnue, songea Jessica. La Bene Gesserit qui m’a enfantée et m’a donnée aux Sœurs parce qu’elle en avait reçu l’ordre. A-t-elle éprouvé de la joie à se débarrasser ainsi d’une enfant harkonnen ?
« C’est par l’épice qu’il faut les frapper », dit Paul.
Comment peut-il penser à l’attaque en un tel moment ?
« La planète tout entière est pleine d’épice, dit-elle. Comment peux-tu songer à les frapper ? »
Elle l’entendit bouger, traîner leur sac d’équipement sur le sol de l’abri.
« Sur Caladan, dit-il, c’était le pouvoir de la mer, le pouvoir des airs. Ici, c’est le pouvoir du désert. Les Fremen en sont la clé. »
Il se trouvait maintenant près du sphincter d’entrée. Ses sens Bene Gesserit lui révélaient à nouveau l’amertume qu’il éprouvait à son égard.
Toute sa vie durant, on lui a appris à haïr les Harkonnens, songea-t-elle. Maintenant, il découvre qu’il en est un… à cause de moi. Comme il me connaît mal ! J’ai toujours été l’unique femme de mon Duc. J’avais accepté ses valeurs et sa vie, même si elles défiaient mes ordres Bene Gesserit.
Sous la main de Paul, le brilleur de l’abri-distille s’éveilla et répandit une clarté verte. Paul s’accroupit devant le sphincter, le capuchon de son distille ajusté pour la sortie dans le désert. Frontal serré, filtre en place devant la bouche, embouts sur le nez. Seuls ses yeux sombres demeuraient visibles quand il tournait la tête vers sa mère, parfois.
« Préparez-vous à sortir », dit-il. Et sa voix était étouffée par le filtre.
Jessica mit son propre filtre en place et entreprit d’ajuster son capuchon tandis que Paul ouvrait le sceau d’entrée.
Le sphincter se dilata dans le crissement du sable et un nuage de grains vint grésiller à l’intérieur de la tente avant que Paul ait pu l’immobiliser avec un outil de compression statique. Un trou apparut alors dans la muraille de sable comme les grains obéissaient au faisceau de l’outil. Paul quitta l’abri et Jessica écouta attentivement, suivant sa progression vers la surface.
Qu’allons-nous trouver là-haut ? pensait-elle. Les hommes d’Harkonnen, les Sardaukar… Ce sont des dangers auxquels nous pouvons nous attendre. Mais ceux que nous ignorons ?
Elle pensa à l’outil de compression statique et à tous ces instruments étranges qui se trouvaient dans le paquet. Dans son esprit, chacun d’eux correspondait à quelque danger mystérieux.
Elle sentit alors sur ses joues, au-dessus du filtre, une brise brûlante venue de la surface.
« Passez-moi le paquet. » C’était la voix de Paul, basse, mesurée.
Comme elle soulevait le paquet du sol, elle entendit le glougloutement des jolitres. Levant les yeux, elle distingua la silhouette de Paul sur le fond des étoiles.
« Par ici », dit-il, et il se pencha pour prendre le paquet.
Elle ne distingua plus que le cercle des étoiles. C’était comme autant de pointes acérées dirigées sur elle. Une pluie de météorites traversa alors ce fragment de nuit qu’elle apercevait et elle songea à un avertissement. Des griffes de tigre sur sa peau, des blessures de lumière qui répandaient son sang.
« Dépêchez-vous, dit Paul. Je veux abattre cette tente. »
Une averse de sable s’abattit sur sa main gauche. Combien de sable peut-on tenir dans une main ? se demanda-t-elle.
« Faut-il que je vous aide ? »
« Non. »
Sa gorge était sèche. Elle s’engagea dans le trou. Le sable aggloméré par l’outil statique crissa sous ses doigts. Paul se pencha et lui saisit le bras. Elle se redressa à côté de lui sur le désert doux, à la clarté des étoiles. Elle regarda tout autour d’eux. Le sable avait presque totalement comblé le bassin, ne laissant qu’une étroite lisière de rochers. Ses sens acérés sondèrent la nuit.
Des bruits de petits animaux.
Des oiseaux.
Une chute de sable et des cris assourdis.
Paul abattant l’abri, le récupérant.
La clarté des étoiles, suffisante pour placer des ombres menaçantes sur la nuit. Des trous de ténèbres où Jessica plongeait son regard.
Le noir, songeait-elle. Un souvenir aveugle. On prête l’oreille aux hordes, aux cris de ceux qui chassaient nos ancêtres en un passé si lointain que seules nos cellules les plus primitives s’en souviennent. Les oreilles voient. Les narines voient.
« Duncan m’a dit que s’il était capturé, il pourrait tenir assez longtemps, dit Paul. Il faut que nous partions maintenant. »
Il mit le Fremkit sur ses épaules, traversa le creux du bassin et remonta vers une brèche ouverte sur le désert.
Jessica le suivit avec des gestes automatiques, consciente de vivre désormais dans l’orbite de son fils.
Car désormais mon chagrin est plus lourd que les sables des mers, songea-t-elle. Ce monde m’a vidée de tout hormis du plus ancien des buts : la vie de demain. A présent, c’est pour mon jeune Duc que j’existe et pour ma fille à venir.
Le sable croulait sous ses pas comme elle se hissait au côté de Paul. Par-delà une alignée de rochers, il regardait en direction du nord, vers un lointain escarpement rocheux. Celui-ci, sur le fond des étoiles, avait l’apparence d’un ancien navire de guerre. Sa forme élancée semblait portée par quelque vague invisible, avec des antennes en syllabes, des cheminées inclinées, une tourelle en poupe.
Un feu orange éclata au-dessus du navire figé et une ligne violette vint à sa rencontre, striant la nuit.
Puis une autre !
Et un second feu orange !
C’était tout à coup comme un combat naval des temps perdus, un duel d’artillerie. Paul et Jessica regardaient, immobiles.
« Des piliers de feu », murmura Paul.
Un anneau d’yeux rouges s’éleva au-dessus du lointain rocher. Des lacets mauves se déployèrent dans le ciel.
« Fusées et lasers », dit Jessica.
La première lune d’Arrakis, rouge de poussière, s’élevait au-dessus de l’horizon, à leur gauche, et ils distinguèrent la piste d’une tempête dans cette direction, un mouvement furtif à la surface du désert.
« Ce sont les ornis des Harkonnens, dit Paul. Ils nous pourchassent. Ils quadrillent le désert comme s’ils voulaient tout détruire… jusqu’au dernier nid d’insectes. »
« Ou jusqu’au dernier nid d’Atréides », dit Jessica.
« Il faut nous mettre à couvert. Nous allons marcher vers le sud en restant à l’abri des rochers Si jamais ils nous surprenaient en terrain plat… (Il se détourna et rajusta le Fremkit sur ses épaules.) Ils tuent tout ce qui bouge. »
Comme il faisait un pas en avant il entendit le sifflement léger et, dans le même instant, aperçut les formes sombres des ornithoptères au-dessus d’eux.
Mon père me dit une fois que le respect de la vérité est presque le fondement de toute morale. « Rien ne saurait sortir de rien », disait-il. Et cela apparaît certes comme une pensée profonde si l’on conçoit à quel point « la vérité » peut être instable.