« Vous pensez qu’Arrakis pourrait être un paradis, dit Kynes. Pourtant, comme vous le constatez, l’Imperium n’envoie ici que ses spadassins les mieux entraînés afin de lui rapporter l’épice ! »
Paul leva le pouce auquel il avait passé l’anneau ducal. « Voyez-vous cet anneau ? » demanda-t-il.
« Oui. »
« Savez-vous ce qu’il signifie ? »
Jessica se tourna pour le regarder avec attention.
« Votre père a trouvé la mort dans les ruines d’Arrakis, dit Kynes. Légalement, vous êtes désormais Duc. »
« Je suis un soldat de l’Imperium, dit Paul. Techniquement, un spadassin. »
Le visage de Kynes se fit sombre. « Même alors que les Sardaukar de l’Empereur sont rassemblés autour du corps de votre père ? »
« Les Sardaukar sont une chose, la source légale de mon autorité en est une autre. »
« Arrakis a ses propres façons de déterminer à qui revient le sceptre », dit Kynes.
Jessica porta son regard sur lui et songea : Il y a de l’acier en cet homme et nul n’a eu le courage de s’y attaquer… nous avons besoin d’acier. Paul joue un jeu dangereux.
« La présence des Sardaukar sur Arrakis, dit Paul, indique à quel point notre bien-aimé Empereur craignait mon père. A présent, c’est moi qui vais donner à l’Empereur Padishah toutes raisons pour craindre le…»
« Mon garçon, s’écria Kynes, il est des choses qui…»
« Vous voudrez bien me dire Sire ou Mon Seigneur. »
Doucement, songea Jessica.
Kynes regarda Paul et Jessica décela de l’admiration dans son expression, de l’admiration et une trace d’humour.
« Sire », dit-il.
« Pour l’Empereur, je suis une gêne, reprit Paul. Je suis une gêne pour tous ceux qui entendent se partager Arrakis. Au fil des ans, cette gêne deviendra telle qu’elle finira par les étouffer, par les tuer ! »
« Des mots ! » dit Kynes.
Paul posa son regard sur lui et déclara lentement : « Sur ce monde court la légende du Lisan al-Gaib, la Voix d’Outre-Monde, celui qui conduira les Fremen au paradis. Vos hommes ont…»
« Superstition ! » s’écria Kynes.
« Peut-être. Ou peut-être pas. Parfois, les superstitions ont de bien étranges racines et des surgeons plus étranges encore. »
« Vous avez conçu un plan, c’est évident… Sire. »
« Vos Fremen pourraient-ils m’apporter une preuve positive de la présence de Sardaukar en uniforme Harkonnen sur cette planète ? »
« Très probablement. »
« L’Empereur remettra un Harkonnen au pouvoir, dit Paul. Peut-être même Rabban la Bête. Qu’il en soit ainsi. Et que l’Empereur, s’étant mis de lui-même dans l’impossibilité d’échapper à sa culpabilité, affronte l’éventualité d’un Acte d’Accusation déposé devant le Landsraad. Et qu’il réponde donc lorsque…»
« Paul ! » lança Jessica.
« En admettant que le Haut Conseil du Landsraad accepte ce cas, dit Kynes, il ne pourrait y avoir qu’une issue : un conflit généralisé entre l’Imperium et les Grandes Maisons. »
« Le Chaos », dit Jessica.
« Mais je soumettrai l’affaire à l’Empereur lui-même, dit Paul, et je lui donnerai le choix. »
« Un chantage ? » demanda Jessica d’un ton sec.
« L’un des instruments du pouvoir, vous l’avez dit vous-même, fit Paul. (Et sa mère perçut l’amertume dans sa voix.) L’Empereur n’a pas de fils, seulement des filles. »
« Tu viserais le trône ? » demanda Jessica.
« Jamais l’Empereur ne courra le risque de voir l’Imperium s’effondrer dans la guerre totale, les planètes ravagées, le désordre de tous côtés… Non, il ne risquera jamais cela. »
« C’est un choix désespéré que vous offrez là », dit Kynes.
« Que craignent avant tout les Grandes Maisons du Landsraad ? Ce qui se passe actuellement sur Arrakis : les Sardaukar triomphant d’elles, une à une. C’est pour cette raison que le Landsraad existe. Il est le ciment de la Grande Convention. Ce n’est que par l’union que les Grandes Maisons peuvent tenir tête aux forces Impériales. »
« Mais elles sont…»
« C’est bien ce qu’elles craignent, dit Paul. Arrakis deviendrait un véritable cri de ralliement. Chaque Maison se reconnaîtrait dans mon père, craindrait d’être écartée des autres pour être mieux abattue. »
Kynes s’adressa à Jessica. « Son plan peut-il réussir ? »
« Je ne suis pas Mentat », dit-elle.
« Mais vous êtes Bene Gesserit. »
Elle lui décocha un regard perçant et dit : « Il y a de bons et de mauvais aspects dans son plan… tout comme dans n’importe quel plan à ce stade. Et tout plan dépend autant de sa conception que de son exécution. »
« La loi est l’ultime science, cita Paul. Ainsi est-il écrit au-dessus de la porte de l’Empereur. J’entends lui montrer la loi. »
« Je ne suis pas certain de pouvoir faire confiance à celui qui a conçu ce plan, dit Kynes. Arrakis a le sien propre qui…»
« Depuis le trône, dit Paul, je pourrais, d’un geste de la main, faire d’Arrakis un paradis. Tel est le prix que je vous offre pour votre soutien. »
Kynes se raidit. « Ma loyauté n’est pas à vendre, Sire. »
Par-dessus le bureau, Paul affronta le froid regard de ses yeux bleus, étudiant ce visage barbu, cet air d’assurance impérative. Un sourire dur se forma sur ses lèvres. « Bien dit. Je vous fais mes excuses. »
Kynes répondit à son regard. « Nul Harkonnen n’a jamais admis son erreur. Peut-être n’êtes-vous pas comme eux, vous, les Atréides. »
« Ce pourrait être une faille de leur éducation. Mais vous dites que vous n’êtes pas à vendre et pourtant je pense offrir un prix que vous devez accepter. En échange de votre loyauté, je vous offre la mienne… totalement. »
Mon fils a la sincérité des Atréides, songea Jessica. Cet honneur terrible, presque naïf… qui est en vérité une force formidable.
Elle vit que les paroles de Paul avaient touché Kynes.
« C’est absurde, dit ce dernier. Vous n’êtes qu’un enfant et…»
« Je suis le Duc, dit Paul, et je suis un Atréides. Jamais aucun Atréides n’a rompu un tel serment. »
Kynes se taisait.
« Lorsque je dis totalement, reprit Paul, je veux dire sans réserve. Pour vous, je donnerais ma vie. »
« Sire ! » s’écria Kynes, et ce fut comme si le mot lui était arraché. Jessica vit qu’il ne parlait plus soudain à un garçon de quinze ans mais à un homme, à un supérieur. Cette fois, il avait dit : Sire avec sincérité.
En un tel moment, il donnerait sa vie pour Paul, se dit-elle. Comment les Atréides peuvent-ils accomplir ces choses si rapidement, si aisément ?
« Je sais que vous êtes sincère, reprit Kynes, pourtant, les Harkonn…»
Derrière Paul, la porte fut ouverte à la volée. Il se retourna et découvrit une vision de violence, des cris, un fracas d’acier, des visages grimaçants comme des masques de cire.
Paul bondit vers la porte, sa mère à ses côtés. Idaho bloquait le passage. Ses yeux injectés de sang brillaient au travers de la brume du bouclier ; il y avait des mains comme des serres, derrière lui, des arcs d’acier qui s’abattaient en vain, la bouche incandescente d’une charge tétanisante, et les lames d’Idaho, partout, dansant, frappant, ruisselantes de sang.