« Tu n’as pensé qu’au désir du Duc de posséder un fils ! lança la vieille femme. Mais son désir n’a rien à voir avec tout cela. Une fille Atréides aurait pu épouser un héritier Harkonnen et la brèche eût été ainsi comblée. Tu as compliqué les choses d’une façon impensable. Maintenant, nous pourrions perdre les lignées. »
« Vous n’êtes pas infaillibles », dit Jessica, et elle défiait le regard des yeux anciens.
« Ce qui est fait est fait », dit la Révérende Mère.
« Je jure que jamais je ne regretterai ma décision », dit Jessica.
« Comme c’est noble de ta part ! Aucun regret, jamais ! Nous verrons bien ce qu’il en sera lorsque tu fuiras avec ta tête mise à prix et que toutes las mains se lèveront sur toi et ton fils. »
Jessica était devenue pâle. « N’y a-t-il donc aucune alternative ? »
« Une alternative ? Comment une Bene Gesserit peut-elle demander cela ? »
« Je veux seulement savoir ce que vous avez pu lire dans l’avenir grâce à vos pouvoirs. »
« Je lis dans l’avenir ce que j’ai lu dans le passé. Tu connais très bien nos problèmes, Jessica. La race sait qu’elle est mortelle et elle redoute la stagnation de son hérédité. Il coule dans son sang, le besoin de mêler dans le désordre des lignées génétiques. L’Impérium, la compagnie CHOM et les Grandes Maisons ne sont que des débris d’épaves emportés par ce flot. »
« La CHOM, murmura Jessica. Je suppose que d’ores et déjà il a été décidé de quelle façon elle partagera les restes d’Arrakis. »
« Qu’est-ce que la CHOM sinon la girouette au vent de notre époque ? demanda la vieille femme. L’Empereur et ses partisans contrôlent à présent 59,65 pour cent des votes du Conseil de la compagnie. Il est certain qu’ils sentent les profits possibles et comme d’autres les sentent aussi, leur puissance sur les votes s’en trouve renforcée. Ainsi se fait l’Histoire, ma fille. »
« Voilà exactement ce qu’il ma faut en ce moment, dit Jessica. Un bon cours d’Histoire ! »
« Ne sois pas sarcastique, ma fille ! Tu sais aussi bien que moi quelles forces nous environnent. Notre civilisation repose sur trois bases : La Maison Impériale, qui s’oppose aux Grandes Maisons du Landsraad et, entre elles, la Guilde et son satané monopole des transports interstellaires. En politique, le tripode est la plus instable de toutes les structures. Et je compte sans ce système commercial qui est demeuré au stade féodal, tournant le dos à toute science et qui complique toute chose. »
« Des débris d’épaves emportés par le flot… comme le Duc Leto, son fils et… »
La voix de Jessica était amère et la Révérende Mère l’interrompit : « Oh silence, ma fille ! Tu savais très bien en entrant dans ce jeu sur quel fil tu allais danser. »
« Je suis une Bene Gesserit. Je n’existe que pour servir. »
« C’est la vérité, et tout de que nous pouvons espérer, c’est empêcher que tout ceci ne provoque une conflagration générale afin de préserver ce qui peut l’être encore dans nos lignes de sang. »
Jessica ferma les yeux et elle sentit le picotement des larmes sous ses paupières. Elle lutta contre le tremblement intérieur qui la saisissait, contre les frissons de sa peau, un souffle rauque, un pouls qui s’affolait, la sueur sur ses paumes. Elle dit : « Je paierai mes fautes. »
« Ton fils paiera avec toi. »
« Je le protégerai autant que je pourrai. »
« Le protéger : Mais si tu le protèges trop, Jessica, jamais il ne deviendra assez fort pour accomplir son destin ! »
Jessica se détourna. Par delà la fenêtre, elle contempla l’ombre qui se faisait plus dense.
« Est-elle vraiment aussi affreuse, cette planète Arrakis ? »
« Affreuse, mais pas complètement, dit la Révérende Mère. La Missionaria Protectiva est passée là et elle a quelque peu amélioré les choses. »
Lé Révérende Mère se leva et lissa un pli de sa robe. « Appelle le garçon. Je dois bientôt partir. »
« Vraiment ? »
La voix ancienne s’adoucit : « Jessica, ma fille, je souhaiterais être à ta place et assumer tes peines. Mais chacun de nous doit suivre son propre chemin. »
« Je sais. »
« Tu m’es aussi chère que n’importe laquelle de mes filles, mais je ne puis laisser cela interférer avec le devoir. »
« Je comprends… C’est nécessaire. »
« Ce que tu as fait, Jessica, et pourquoi tu l’as fait… nous le comprenons toutes deux… Mais la bonté m’oblige à te dire qu’il y a peu de chance pour que l’enfant soit la Totalité du Bene Gesserit. Il ne faut pas trop espérer. »
Jessica chassa les larmes au coin de ses yeux. C’était un geste de colère. Elle dit : « Vous me donnez l’impression d’être redevenue une petite fille, de réciter à nouveau ma première leçon… (Les mots franchissaient difficilement ses lèvres.) Les humains ne doivent point se soumettre aux animaux… (Elle eut un sanglot étouffé et acheva, presque dans un murmure : ) J’ai été si seule… »
« Cela devrait faire partie des épreuves, dit la vieille femme. Les humains sont presque toujours seuls. Maintenant, appelle le garçon. Il a vécu une journée longue et effrayante. Mais il a eu suffisamment de temps pour réfléchir et se souvenir et je dois lui poser d’autres questions à propos de ses rêves. »
Jessica hocha la tête et se dirigea vers la Chambre de Méditation. « Paul, entre, s’il te plait. »
Il obéit, avec lenteur. Il regarda sa mère comme une étrangère. Puis, comme il posait les yeux sur la Révérende Mère, la méfiance ternir son regard. Et il se contenta d’incliner le menton, comme à l’adresse d’un égal. Derrière lui, il entendit sa mère refermer la porte.
« Jeune homme, dit la Révérende Mère, revenons-en à ces rêves. »
« Que voulez-vous savoir ? »
« Rêves-tu chaque nuit ? »
« Mes rêves ne valent pas toujours que l’on s’en souvienne. Je puis me rappeler chacun d’eux mais seuls certains en valent la peine. »
« Comment fais-tu la différence ? »
« Je le sais. »
Le vieille femme regarda Jessica, puis Paul, de nouveau.
« Quel rêve as-tu fait la nuit dernière ? demanda-t-elle. Valait-il que tu t’en souviennes ? »
« Oui. (Il ferma les paupières.) J’ai rêvé d’une caverne… et d’eau… Il y avait une fille… très maigre, avec de grands yeux. Des yeux entièrement bleus, sans le moindre blanc. Je lui parlais de vous, je lui disais que j’avais vu la Révérence Mère sur Caladan… » Il rouvrit les yeux.
« Et ce que tu racontais à cette étrange fille, est-ce arrivé aujourd’hui ? »
Il réfléchit un instant. « Oui. Je disais à la fille que vous étiez venue et que vous m’aviez marqué d’un sceau d’étrangeté. »
« Un sceau d’étrangeté, murmura la Révérende Mère, et elle regarda de nouveau Jessica avant de revenir au garçon. Mais, dis-moi, Paul, as-tu souvent de ces rêves où se passent des évènements qui se répètent ensuite dans la réalité, exactement comme tu les as rêvés ? »
« Oui. Et j’avis déjà rêvé de cette fille. »
« Ah ? Et tu la connais ? »
« Je la connaîtrai. »
« Parle-moi d’elle. »
A nouveau, il ferma les yeux. « Nous sommes dans un petit refuge, entre des rochers. Il fait presque nuit mais il y a encore un peu de tiédeur et je peux apercevoir des bandes de sable entre les rochers. Nous… nous attendons quelque chose… Je dois rencontrer des gens. La fille est effrayée mais elle essaie de na pas le montrer. Moi, je suis excité. Elle me dit : « Parle-moi des eaux de ton monde natal Usul. » (Paul ouvrit les yeux.) N’est-ce pas étrange ? Ma planète natale s’appelle Caladan. Jamais je n’ai entendu parler d’un monde appelé Usul. »