« Et le petit Duc, mon cher Piter ? L’enfant, Paul ? »
« Le piège vous le livrera », dit Piter dans un murmure.
« Telle n’est pas ma question. Tu te souviens que tu as prédit que cette sorcière bene gesserit donnerait une fille au Duc. Et tu t’étais trompé, n’est-ce pas, Mentat ? »
« Je ne me trompe pas souvent, Baron. (Pour la première fois, il y avait de la crainte dans la voix de Piter.) Accordez-moi cela, je ne me trompe pas souvent. Et vous savez bien vous-même que les Bene Gesserit donnent en général des filles. L’épouse de l’Empereur elle-même n’a produit que des femelles. »
« Mon oncle, dit Feyd-Rautha, vous aviez dit qu’il pouvait être question ici de quelque chose d’important pour moi et… »
« Écoutez mon neveu. Il aspire à régir la baronnie et il ne peut même pas se régir lui-même. »
Ombre dans les ombres, le Baron se déplaça à nouveau derrière le globe d’Arrakis.
« Eh bien. Feyd-Rautha Harkonnen, je t’ai convoqué en ce lieu dans l’espoir de t’inculquer un rien de sagesse. As-tu observé notre bon Mentat ? De notre discussion, tu aurais dû retirer quelque chose. »
« Mais, mon oncle… »
« Piter n’est-il point un Mentat très efficace, selon toi, Feyd ? »
« Certainement, mais… »
« Ah ! Nous y voici : Mais. Mais il consomme trop d’épice. Il la savoure comme une friandise. Regarde ses yeux ! On dirait qu’il sort tout juste d’une équipe d’extraction arrakeen. Efficient, ce cher Piter, mais aussi émotif, enclin à des crises de colère. Efficient mais capable d’erreur. »
« M’auriez-vous convoqué pour ternir mon efficience par la critique, Baron ? » demanda Piter. Sa voix était grave.
« Ternir ton efficience ? Allons donc, Piter, tu me connais. Je désirais seulement que mon neveu se rende compte des limitations d’un Mentat. »
« Seriez-vous sur le point de me remplacer ? »
« Te remplacer, Piter ? Mais où pourrais-je donc trouver un Mentat doué d’autant de ruse et de venin ? »
« Là même où vous m’avez trouvé, Baron. »
« Peut-être me faudra-t-il me résigner à cela, en effet. Tu m’as paru assez instable, ces derniers temps. Et puis tu absorbes trop d’épice. »
« Mes plaisirs seraient-ils trop coûteux, Baron ? Vous y êtes opposé ? »
« Mon cher Piter, tes plaisirs constituent le lien qui nous unit, toi et moi. Comment pourrais-je y être opposé ? Je souhaite seulement que mon neveu se livre à quelques observations à ton propos. »
« Je suis donc en scène, en quelque sorte, dit Piter. Faut-il que je danse ? Peut-être devrais-je accomplir quelques-uns de mes tours pour l’éminent Feyd-Rautha ?… »
« Exactement, dit le Baron. Tu es en scène, Piter. Mais silence, à présent. »
Il se tourna vers son neveu et remarqua sur ses lèvres cette subtile moue d’amusement qui était la marque distinctive des Harkonnen.
« Ceci est un Mentat, Feyd. Il a été éduqué et conditionné afin de remplir certaines fonctions. Cependant, il ne faut jamais perdre de vue le fait que son esprit est contenu dans un corps humain. C’est là un sérieux handicap. Je pense même parfois que les anciens étaient dans le vrai avec leurs machines pensantes. »
« Des jouets, comparées à moi, gronda Piter. Même vous, Baron, pourriez dépasser ces machines. »
« Peut-être, peut-être…, fit le Baron. Eh bien (il prit une profonde inspiration puis éructa), à présent, Piter, tu pourrais retracer pour mon neveu les grandes lignes de notre campagne contre la Maison des Atréides. Joue donc ton rôle de Mentat pour nous, je te prie. »
« Baron, je vous ai mis en garde contre le fait de confier à un homme aussi jeune de tels renseignements. Mes observations… »
« Moi seul suis juge, Piter. Je t’ai donné un ordre, Mentat. Remplis l’une de tes nombreuses fonctions. »
« Qu’il en soit donc ainsi. »
Piter se raidit dans une étrange attitude de dignité et ce fut comme si le masque qui semblait recouvrir son visage s’était étendu à tout son corps, comme une carapace.
« Dans quelques journées standard, commença-t-il, toute la Maison du Duc Leto embarquera sur un long-courrier de la Guilde à destination d’Arrakis et plus précisément de la cité d’Arrakeen qui aura sans doute été préférée à notre fief de Carthag. Le Mentat du Duc, Thufir Hawat, a certainement conclu à juste titre qu’Arrakeen est plus facile à défendre. »
« Écoute attentivement, Feyd, intervint le Baron. Et remarque tous les plans qui sont à l’intérieur des plans. »
Feyd acquiesça et songea : J’aime mieux cela. Le vieux monstre me livre enfin ses secrets. Il désire certainement que je sois son héritier.
« Il existe plusieurs possibilités tangentes, reprit Piter. J’ai dit que la Maison des Atréides allait se rendre bientôt sur Arrakis. Cependant, nous ne devons pas ignorer la possibilité d’un accord entre le Duc et la Guilde afin que cette dernière le conduise en un endroit sûr, hors du Système. Certains, en de semblables circonstances, sont devenus renégats aux Maisons et ont emporté boucliers et atomiques de famille pour fuir loin de l’Empire. »
« Le Duc est trop fier pour cela », dit le Baron.
« Cette éventualité n’en subsiste pas moins. Mais pour nous, le résultat ultime serait le même. »
« Non ! s’écria le Baron. Je veux qu’il meure et que sa lignée s’éteigne ! »
« C’est là l’éventualité la plus probable. À ses activités, on peut reconnaître une Maison qui s’apprête à devenir renégate. Celle du Duc n’en présente aucun signe. »
« En ce cas, Piter, poursuis. »
« Dans Arrakeen, le Duc et sa famille occuperont la Résidence, qui fut dernièrement la demeure du Comte Fenring et de sa Dame. »
« Ambassadeurs auprès des contrebandiers », pouffa le Baron.
« Auprès de qui ? » demanda Feyd-Rautha.
« Votre oncle se laissait aller à une plaisanterie, expliqua Piter. Il donnait au Comte Fenring le titre d’Ambassadeur auprès des contrebandiers afin de souligner les intérêts que l’Empereur peut avoir dans les opérations de contrebande sur Arrakis. »
Feyd-Rautha posa sur son oncle un regard perplexe.
« Pourquoi ? »
« Ne sois pas si balourd, Feyd ! Comment pourrait-il en être autrement aussi longtemps que la Guilde échappera au contrôle impérial ? Comment les espions et les assassins pourraient-ils jouer leur rôle ? »
Les lèvres de Feyd-Rautha s’arrondirent en un Oh ! silencieux.
« À la Résidence, reprit Piter, nous avons préparé quelques diversions. On essaiera d’attenter à la vie de l’héritier des Atréides… Et il se pourrait que cet essai réussisse. »
« Piter, gronda le Baron, tu avais dit que… »
« J’ai dit que certains accidents peuvent se produire. Et cette tentative d’assassinat doit paraître authentique. »
« Mais ce garçon a un corps si jeune, si tendre, dit le Baron. Bien sûr, potentiellement, il est plus dangereux que le père… avec sa sorcière de mère pour l’éduquer. Satanée femme ! Mais poursuis, Piter, je te prie. »
« Hawat devinera qu’un agent à nous s’est infiltré parmi eux. Le suspect le plus évident est le docteur Yueh qui est effectivement notre agent. Mais Hawat s’est livré à quelques investigations et il a appris que notre docteur est diplômé de l’École Suk avec Conditionnement Impérial et qu’on le juge suffisamment sûr pour traiter l’Empereur lui-même. On fait grand cas du Conditionnement Impérial. On assure qu’on ne peut l’effacer sans tuer le sujet. Cependant, ainsi que quelqu’un l’a déjà remarqué, on peut fort bien mouvoir une planète si l’on dispose du levier adéquat. Et nous avons trouvé le levier qui nous permet de mouvoir le docteur. »