« Je suis Chani, fille de Liet. »
La voix était mélodieuse, coloré d’un rire léger.
« Je ne t’aurais pas permis de frapper mes compagnons », dit-elle encore.
Paul déglutit avec peine. Sous la lune, le visage bougea et il entrevit des traits de lutin, des yeux noirs et profonds. Un visage familier, qui avait habité combien de ses visions prescientes et qui, en cet instant, le troublait et le rendait muet. Il se souvint avec quelle bravoure pleine de fureur il avait une fois décrit ce visage de ses rêves à la Révérende Mère Gaius Helen Mohiam.
« Je la connaîtrai », avait-il dit.
Et ce visage était là, devant lui. Mais cette rencontre, il ne l’avait pas rêvée.
« Tu étais aussi bruyant que le shai-hulud en fureur. Et tu avais pris le chemin le plus difficile. Suis-moi. Je vais te guider pour redescendre. »
Il suivit le tournoiement de sa robe entre les rochers. Elle se déplaçait en dansant, comme une gazelle. Il sentit le sang affluer à son visage et rendit grâce à l’obscurité de la nuit.
Cette fille ! Elle était comme un attouchement du destin. Il lui semblait être emporté sur une vague, en accord avec un mouvement qui soulevait ses pensées.
Ils se retrouvèrent au fond du bassin, entre les Fremen.
Jessica adressa un pâle sourire à son fils avant de déclarer à Stilgar : « L’échange d’enseignements sera bénéfique. J’espère que ni vous ni vos gens ne ressentez plus de colère à l’égard de nos violences. Cela semblait… nécessaire. Vous étiez sur le point de… faire une erreur. »
« Sauvez quelqu’un de l’erreur est comme un cadeau du paradis », dit Stilgar. Sa main gauche vint toucher ses lèvres tandis que, de la main droite, il prenait l’arme à la ceinture de Paul et la jetait à un compagnon.
« Tu auras ton propre pistolet maula quand tu l’auras mérité, garçon. »
Paul fut sur le point de répliquer, hésita et se souvint des leçons de sa mère : « Les débuts sont des moments délicats. »
« Mon fils a toutes les armes dont il a besoin », intervint Jessica. Elle affronta le regard de Stilgar, l’obligeant à se remémorer la façon dont Paul s’était approprié le pistolet.
Stilgar reporta son attention sur Jamis, l’homme auquel Paul avait dérobé son arme et qui se tenait à l’écart, baissant la tête, le souffle court.
« Vous êtes une femme difficile. (Il leva la main gauche et claqua des doigts.) Kushti bakka te. »
Du chakobsa, encore, songea Jessica.
Un homme tendit à Stilgar deux carrés de gaze. Il les prit, les roula entre ses doigts et noua le premier autour du cou de Jessica, sous le capuchon du distille. Il répéta l’opération sur Paul.
« À présent, dit-il, vous portez le mouchoir du bakka. Si nous venons à être séparés, on reconnaîtra que vous appartenez au sietch de Stilgar. Nous reparlerons des armes une autre fois. »
Il s’avança entre ses hommes, les inspecta et remit à l’un d’eux le Fremkit de Paul.
Le bakka, pensa Jessica. Elle connaissait ce terme religieux. Le bakka… Celui qui pleure. Maintenant, elle comprenait le symbolisme qui les unissait. Mais pourquoi les larmes ?
Stilgar s’approcha de la jeune fille qui avait provoqué le trouble de Paul et dit : « Chani, prends l’enfant-homme sous ton aile. Veille sur lui. »
Elle posa la main sur le bras de Paul. « Viens enfant-homme. »
Il réprima sa colère. « Mon nom est Paul. Il serait bon que vous… »
« Nous te donnerons un nom, petit homme, dit Stilgar, quand viendra le moment de la mihna, au cours de l’épreuve de l’aql. »
L’épreuve de raison, traduisit Jessica. Et soudain, le désir d’affirmer la supériorité de Paul balaya en elle toute autre considération. Elle lança : « Mon fils a été soumis au gom jabbar ! »
Dans le silence qui suivit, elle comprit qu’elle venait de les toucher au plus profond d’eux-mêmes.
« Il y a bien des choses que nous ignorons les uns et les autres, dit Stilgar. Mais nous nous attardons trop. Le soleil du jour ne doit point nous trouver à découvert. (Il avança vers l’homme que Paul avait terrassé.) Jamis, pourras-tu marcher ? »
L’homme grommela : « C’était un accident. Il m’a surpris. Oui, je peux marcher. »
« Ce n’était pas un accident. Tu partageras avec Chani la responsabilité du garçon, Jamis. Ces gens sont sous ma protection. »
Jessica regarda Jamis. Elle avait reconnu la voix qui, dans les rochers, avait répondu à Stilgar. Une voix qui recelait la mort. Stilgar avait senti la nécessité de renforcer son autorité sur Jamis.
Le regard de Stilgar courut entre ses hommes. Il tendit la main : « Larrus et Farrukh, vous suivrez et effacerez nos traces. Soigneusement. Ceux qui sont maintenant avec nous n’ont pas été éduqués. (Il se détourna, levant la main au-dessus du bassin.) En formation. Des gardes sur nos flancs. Il faut que nous soyons à la Caverne des Chaînes avant l’aube. »
Jessica lui emboîta le pas. Elle comptait les têtes. Quarante Fremen. Quarante-deux avec elle et Paul. Ils marchent comme des militaires, pensa-t-elle. Même la fille, Chani.
Paul se plaça derrière Chani. L’impression pénible qu’il avait ressentie à être surpris par la jeune fille s’effaçait maintenant devant les souvenirs qu’avaient réveillés les mots de sa mère. « Mon fils a été soumis au gom jabbar ! » Dans sa main, la souffrance revenait.
« Regarde où tu marches, souffla Chani. Ne frôle pas un seul buisson qui puisse laisser un indice de notre passage. »
Il acquiesça en silence.
Jessica prêtait l’oreille au bruit de leurs pas, s’émerveillant de la façon dont les Fremen progressaient. Ils étaient quarante à traverser le bassin et les bruits qui s’élevaient dans la nuit étaient naturels. Leurs robes, flottant entre les ombres, semblaient des voiles fantomatiques. Ils marchaient vers le Sietch Tabr, le sietch de Stilgar.
Elle tourna et retourna le mot dans son esprit : sietch. Un terme chakobsa qui avait traversé des siècles innombrables et demeurait inchangé, tel qu’on l’employait dans l’ancien langage de chasse. Sietch : le lieu où l’on se réunit en période de danger. Les implications profondes de ce mot, de ce langage commençaient seulement de s’imprimer en elle, après la tension de cette rencontre.
« Nous progressons vite, dit Stilgar. Avec l’aide du Shai-hulud, nous atteindrons la Caverne des Chaînes avant l’aube. »
Jessica hocha la tête, économisant ses forces, consciente de la lassitude qu’elle ne repoussait que par sa volonté et, il lui fallait l’admettre, par une sorte d’ivresse. Elle concentra son esprit sur la valeur que représentait cette troupe, sur ce qui lui était révélé de la culture fremen.
Tous, songea-t-elle, ils forment une société militaire. Une puissance inestimable pour un Duc hors la loi !
Les Fremen avaient au degré suprême cette qualité que les anciens appelaient le « spannungsbogen » et qui est le délai que l’on s’impose soi-même entre le désir que l’on éprouve pour une chose et le geste que l’on fait pour se l’approprier.
Extrait de La Sagesse de Muad’Dib,
par la Princesse Irulan.
Quand l’aube pointa, ils approchaient de la Caverne des Chaînes, franchissant la muraille du bassin par une faille si étroite qu’ils devaient s’y glisser de côté. Aux premières lueurs du jour, Stilgar détacha des hommes en éclaireurs et Jessica les vit se lancer dans l’escalade de la falaise. Paul, tout en marchant, levait les yeux vers le mince ruban de ciel gris-bleu.