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Comme des oiseaux par le chasseur dispersés,

Comme des mets de poison imprégnés

Que chaque bouche rejette.” »

Elle fut envahie d’un tremblement. Elle baissa les bras.

Derrière elle, du plus profond des ombres de la caverne, des voix chuchotèrent en réponse : « Leurs œuvres ont été défaites. »

« Le feu de Dieu monte en son cœur », reprit Jessica. Et elle songea : Maintenant, c’est le cours qui convient.

« Le feu de Dieu répand la lumière », répondirent les voix.

Elle acquiesça. « Ses ennemis tomberont. »

« Bi-la kaifa. »

Dans le silence soudain, Stilgar s’inclina vers elle. « Sayyadina, dit-il. Si le Shai-hulud accepte, alors vous pourrez passer Révérende Mère. »

Passer, pensa-t-elle. Étrange façon de s’exprimer. Mais le reste correspond assez bien au plan. Elle éprouvait une amertume cynique pour ce qu’elle venait de faire. Notre Missionaria Protectiva échoue rarement. En ce monde désolé, un refuge a été préparé pour nous. Creusé par la prière du salat. À présent… Il me faut jouer le rôle d’Auliya, l’Amie de Dieu… La Sayyadina de ces gens farouches qui ont été tant imprégnés de nos dits bene gesserit qu’ils vont jusqu’à nommer Révérendes Mères leurs prêtresses.

Dans l’ombre de la caverne, Paul se tenait à côté de Chani. Il avait encore le goût de la nourriture qu’elle lui avait offerte : chair d’oiseau et céréale liées de miel d’épice et enveloppées dans une feuille. En mangeant cela, il avait pris conscience que jamais encore il n’avait absorbé autant d’épice concentrée et il en avait éprouvé de la frayeur, pendant un instant. Il savait ce que cette essence pouvait provoquer en lui. L’épice avait la capacité de lui procurer des visions prescientes.

« Bi-la kaifa », murmura Chani.

Il la regarda et vit l’émotion que ressentaient les Fremen en écoutant sa mère. Seul l’homme du nom de Jamis paraissait se tenir à l’écart de la cérémonie, les bras croisés sur la poitrine.

« Duy yakha hin mange, murmura encore Chani. Duy punra hin mange. J’ai deux yeux. J’ai deux pieds. »

Elle posa sur Paul un regard plein de surprise.

Il prit une profonde inspiration, essayant de réprimer cette tempête qui se levait en lui. Les paroles de sa mère venaient de déclencher l’effet de l’essence d’épice. Sa voix s’était élevée en lui comme l’ombre projetée par un grand feu. Il y avait lu le cynisme (il la connaissait si bien) mais pourtant, rien ne pouvait interrompre cette transformation déclenchée par quelques bouchées de nourriture.

Le but terrible !

Il le percevait. Cette conscience raciale à laquelle il ne pouvait se soustraire. L’afflux de la connaissance ; la perception précise, froide et claire. Il se laissa aller sur le sol, le dos contre le rocher, abandonnant toute résistance. Et il fut dans cette strate hors du temps où il pouvait voir le temps, reconnaître les chemins ouverts devant lui, prendre les vents de l’avenir… et ceux du passé, visions borgnes du passé, du présent et de l’avenir formant une image triple qui lui permettait d’observer le temps devenant espace.

Il existait un danger, il le savait. Il pouvait aller trop loin. Il lui fallait se maintenir dans la perception du présent, sentir la réflexion floue de l’expérience, le flux du moment, la continuelle solidification du ce-qui-est dans le perpétuel-était.

Pour la première fois, en s’agrippant au présent, il décelait la monumentale régularité du mouvement du temps, compliqué de courants changeants, de vagues, de houles, comme la mer contre les récifs. Cela lui faisait mieux comprendre ce qu’était sa prescience et il vit la source des moments aveugles d’où pouvait découler l’erreur et ressentit l’immédiat contact de la peur.

Il comprit que sa prescience était une illumination qui recouvrait les limites de ce qu’elle lui révélait. Tout à la fois source de précision et d’erreur significative. Une sorte de principe d’incertitude d’Heisenberg intervenait ici : la dépense d’énergie qui lui révélait ce qu’il voyait le modifiait en même temps.

Et ce qu’il voyait était le nexus temporel de cette caverne, un bouillonnement de possibilités au sein duquel la plus infime action (clignement de paupières, mot irréfléchi, grain de sable mal placé) était répercutée sur un levier gigantesque qui agissait sur tout l’univers connu. La violence était présente dans un tel nombre de variables que le moindre mouvement suscitait d’immenses modifications du schéma.

Ce qu’il voyait l’incitait à se figer en une immobilité totale, mais ceci, également, était une action avec ses conséquences.

D’innombrables conséquences, d’innombrables lignes tracées à partir de cette caverne et dont beaucoup menaient à l’image de son cadavre, de son sang répandu par un couteau.

Mon père, l’Empereur Padishah, avait soixante-douze ans mais n’en paraissait pas plus de trente-six lorsqu’il décida la mort du duc Leto et la restitution d’Arrakis aux Harkonnen. Lorsqu’il paraissait en public, il portait rarement autre chose qu’un uniforme de Sardaukar et un casque noir de Burseg avec le lion d’or impérial en cimier. L’uniforme rappelait à tous quel était le principal instrument de son pouvoir. Mais il ne se montrait pas toujours aussi désagréable. Lorsqu’il le voulait, il pouvait faire preuve de charme et de sincérité mais, les derniers temps, j’en vins à me demander si quoi que ce fût dans sa personne correspondait aux apparences. À présent, je pense que c’était un homme qui luttait constamment contre les barreaux d’une cage invisible. Il ne faut pas oublier qu’il était empereur, qu’il représentait une dynastie dont les origines se perdaient dans le temps. Mais nous lui interdisions d’avoir un fils légal. N’est-ce pas là la plus terrible défaite que subit jamais un chef ? Ma mère a obéi à ses Sœurs Supérieures au contraire de Dame Jessica. Laquelle s’est montrée la plus forte ? L’Histoire, déjà, a répondu.

Extrait de Dans la Maison de Mon Père,

par la Princesse Irulan.

Jessica s’éveilla dans l’obscurité et perçut les mouvements des Fremen autour d’elle en même temps que l’odeur âcre des distilles. Son sens du temps lui apprit que la nuit approchait, au-dehors. Mais la caverne demeurait plongée dans les ténèbres, isolée du désert par les plaques de plastique qui retenaient l’humidité des corps.

Elle s’était abandonnée au sommeil total après sa grande fatigue, ce qui semblait suggérer qu’elle acceptait inconsciemment la sécurité au sein de la troupe de Stilgar. Elle se retourna dans le hamac qu’on lui avait façonné à partir de sa robe, se laissa glisser jusqu’au sol et chaussa ses bottes de sable.

Il ne faut pas que j’oublie de desserrer l’attache de mes bottes afin de faciliter la fonction de pompe de mon distille, songea-t-elle. Il y a tant de choses que je ne dois pas oublier.

Elle avait encore dans la bouche le goût du repas du matin, cette chair d’oiseau mêlée de céréales et de miel d’épice et roulée dans une feuille. Le repas du matin. Le temps, ici, était inversé. Le jour correspondait au repos. La nuit à l’activité.

La nuit cache ; la nuit est plus sûre.

Elle se rendit dans un renfoncement du rocher pour détacher sa robe des crochets de fixation du hamac. Elle se démena dans le noir jusqu’à ce qu’elle eût trouvé le haut du vêtement.