Stilgar lui fit face, incrédule.
« Je ne jouais pas avec lui, dit Paul. (Il s’avança devant sa mère, ajusta sa robe et regarda la marque sombre du sang de Jamis sur le sol de la caverne.) Je ne voulais pas tuer. »
Jessica sentit que, lentement, Stilgar acceptait la vérité. Il porta à sa barbe une main aux veines saillantes et il y avait du soulagement dans ce geste. Des murmures coururent parmi les Fremen.
« C’est pour cela que tu l’as invité à abandonner, dit Stilgar. Je vois. Nos coutumes sont différentes et tu en comprendras la raison. Je pensais que nous avions accepté un scorpion parmi nous… (Il hésita et ajouta :) Je ne t’appellerai plus garçon. »
Une voix lança : « Il lui faut un nom, Stil. »
Stilgar acquiesça. « Je discerne la puissance en toi… une puissance semblable à celle d’un pilier. (À nouveau, il hésita avant de poursuivre :) Nous te connaîtrons sous le nom d’Usul, la base de pilier. Ce sera ton nom secret, ton nom de soldat. Nous seuls du Sietch Tabr pourrons l’employer… Usul. »
Des voix murmurèrent : « Bien choisi… Cette force… elle nous portera chance. » Et Jessica comprit qu’ils acceptaient son fils et que, en même temps, ils l’acceptaient elle aussi. Elle était vraiment la Sayyadina.
« À présent, dit encore Stilgar, quel nom d’homme veux-tu que nous choisissions devant tous ? »
Paul jeta un coup d’œil à sa mère, puis regarda de nouveau Stilgar. Des fragments de cet instant correspondaient à sa mémoire presciente, mais les différences lui semblaient physiques. C’était comme une pression puissante qui le forçait à franchir l’étroite porte du présent.
« Quel nom donnez-vous à la petite souris, celle qui saute ? » demanda-t-il, se souvenant des petits bruits de pattes dans le Bassin de Tuono et mimant de la main.
Des rires s’élevèrent parmi les Fremen.
« Nous l’appelons Muad’Dib », dit Stilgar.
Jessica se raidit. Paul lui avait dit ce nom, déjà. C’était ainsi, selon lui, que les Fremen l’accepteraient et l’appelleraient. Tout soudain, elle eut à la fois peur de lui et peur pour lui.
Paul sentait qu’il jouait en cet instant un rôle qu’il avait joué d’innombrables fois dans son esprit… Pourtant… il y avait des différences. Il était sur un sommet vacillant, riche d’expérience, de connaissance, mais tout, autour de lui, n’était qu’abysses.
Il y eut à nouveau la vision des légions fanatiques suivant la bannière noire et verte des Atréides, laissant dans l’univers un sillage d’incendies et de pillages au nom de leur prophète, Muad’Dib.
Cela ne doit pas être, se dit-il.
« Est-ce le nom que tu souhaites, Muad’Dib ? » demanda Stilgar.
« Je suis un Atréides, dit-il, très bas, avant d’ajouter d’une voix forte : Il n’est pas juste que j’abandonne entièrement le nom que m’a donné mon père. Pourrais-je porter parmi vous le nom de Paul-Muad’Dib ? »
« Tu es Paul-Muad’Dib », fit Stilgar.
Ce n’était dans aucune de mes visions, pensa Paul. J’ai agi différemment.
Mais, autour de lui, les abysses demeuraient.
À nouveau, il y eut des murmures dans la foule. « La sagesse et la puissance… On ne peut demander plus… C’est certainement la légende… Lisan al-Gaib… Lisan al-Gaib… »
« Je vais te dire une chose à propos de ton nouveau nom, dit Stilgar. Ton choix nous plaît. Muad’Dib a la sagesse du désert. Muad’Dib crée elle-même son eau. Muad’Dib se cache du soleil et voyage dans la fraîcheur de la nuit. Muad’Dib est féconde et se multiplie à la face de la terre. Muad’Dib est le nom de “ceux qui instruisent les enfants”. Voilà une base solide sur laquelle construire ta vie, Paul-Muad’Dib, Usul parmi nous. Nous te souhaitons la bienvenue. »
Il toucha le front de Paul de la paume de sa main, le prit entre ses bras et murmura : « Usul. » Puis il se retira et ce fut le tour d’un autre Fremen d’étreindre Paul en prononçant son nom : « Usul. » Et d’un autre encore. Tour à tour, tous les hommes répétèrent le geste, le nom. « Usul. Usul… Usul. » Paul prit conscience que, déjà, il pouvait en reconnaître certains et se rappeler leur nom. Et puis, Chani pressa sa joue contre la sienne et, à son tour, dit son nom.
Puis il se retrouva face à Stilgar qui déclara : « À présent, tu appartiens à l’Ichwan Bedwine, notre frère. (Son visage se durcit et sa voix se fit impérative.) Maintenant, Paul-Muad’Dib, tu vas resserrer ce distille. (Il se tourna vers Chani :) Chani ! Les filtres de ses narines sont aussi mal mis que possible ! Je croyais t’avoir ordonné de veiller sur lui ! »
« Je n’avais pas d’embouts, Stil. Et il y avait Jamis… »
« Ça suffit ! »
« Je vais lui donner un des miens, dit-elle. Je pourrai me débrouiller avec un seul jusqu’à… »
« Non. Je sais que nous avons des pièces de rechange. Où sont-elles ? Sommes-nous une troupe ou une horde de sauvages ? »
Des mains se tendirent. Stilgar choisit quatre objets durs, d’aspect fibreux, et les remit à Chani. « Occupe-toi d’Usul et de la Sayyadina. »
« Et l’eau, Stil ? demanda une voix dans la troupe. Ils en ont des jolitres dans leurs bagages. »
« Je connais tes besoins, Farok », dit Stilgar. Il regarda Jessica qui acquiesça.
« Prenez-en un pour ceux qui en ont besoin, reprit Stilgar. Maître d’eau… Où y a-t-il un maître d’eau ? Ah, Shimoom, veille à mesurer la quantité nécessaire, et rien de plus. Cette eau est la propriété de la Sayyadina et lui sera remboursée au sietch au taux du désert, droits d’emballage déduits. »
« Qu’est-ce que le remboursement au taux du désert ? » demanda Jessica.
« Dix pour un », dit Stilgar.
« Mais… »
« C’est une règle sage. Vous le comprendrez. »
Dans un froissement de robes, des hommes allèrent chercher l’eau.
Stilgar leva la main et le silence s’établit. « Quant à Jamis, dit-il, la cérémonie sera pleinement célébrée. Il était notre compagnon et frère de l’Ichwan Bedwine. Nous ne nous détournerons pas sans le respect dû à celui qui a mis notre chance à l’épreuve par son tahaddi. Le rite aura lieu… au crépuscule, quand l’ombre le recouvrira. »
Paul, en entendant ces mots, sentit qu’il plongeait une fois encore dans les abysses… Un moment aveugle. Dans son esprit, il n’y avait nul passé pour cet avenir… si ce n’est… Oui, il pouvait encore distinguer la bannière verte et noire des Atréides flottant… quelque part au-devant de la route… les mots sanglants du Jihad et les légions fanatiques.
Cela ne sera pas, se dit-il. Je ne peux le permettre.
Dieu a créé Arrakis pour éprouver les fidèles.
Extrait de La Sagesse de Muad’Dib,
par la Princesse Irulan.
Dans l’obscurité de la caverne, Jessica entendit crisser le sable sous les pas de ceux qui s’avançaient en même temps qu’elle percevait les lointains cris d’oiseaux qui, avait dit Stilgar, étaient les appels des sentinelles.
Les sceaux de plastique furent ôtés des ouvertures et Jessica aperçut les ombres du soir qui, au-dehors, glissaient sur le rocher depuis le bassin. Elle sentit le retrait du jour dans la chaleur sèche et les ombres. Bientôt, elle le savait, ses perceptions aiguisées lui permettraient, comme les Fremen, de déceler le plus infime changement d’humidité dans l’air.