Elle a marqué un point, ici, pensa Hawat. Et il inclina la tête pour inviter Paul à poursuivre.
« Elle m’a dit aussi que celui qui gouverne doit apprendre à convaincre et non à obliger. Et aussi qu’il doit construire l’âtre le plus chaud afin d’attirer auprès de lui les meilleurs hommes. »
« Et comment croit-elle donc que ton père a attiré auprès de lui des hommes tels que Duncan et Gurney ? »
Paul haussa les épaules : « Elle a dit ensuite que, pour bien gouverner, il faut apprendre le langage du monde qui est le vôtre et qui est différent sur chaque monde. J’ai cru qu’elle voulait dire par là que, sur Arrakis, on ne parlait pas le gallach, mais elle a dit que ce n’était pas cela du tout. Elle voulait parler du langage des rochers et des choses vivantes, ce langage que l’on ne peut entendre avec ses seules oreilles. Je lui ai dit alors que c’était là ce que le docteur Yueh appelait : le Mystère de la Vie. »
Hawat étouffa un rire. « Elle a pris ça comment ? »
« Je crois qu’elle est devenue furieuse. Elle m’a dit à ce moment que le mystère de la vie n’était pas un problème à résoudre mais une réalité à vivre. Je lui ai cité alors la Première Loi du Mentat : On ne peut comprendre un processus en l’interrompant. La compréhension doit rejoindre le cheminement du processus et cheminer avec lui. Elle a paru satisfaite alors. »
On dirait bien qu’il reprend le dessus, pensa Hawat. Mais la vieille sorcière l’a effrayé. Pourquoi a-t-elle fait ça ?
« Thufir, dit Paul, Arrakis est-elle aussi mauvaise qu’elle le dit ? »
« Rien ne saurait être aussi mauvais. Prenons les Fremen, par exemple. (Hawat eut un sourire forcé.) Ils forment le peuple renégat du désert. Après une première et rapide analyse, je peux te dire qu’ils sont nombreux, bien plus nombreux que ne le croit l’Imperium. Et ce peuple, mon garçon, est un très grand peuple et… (Hawat éleva un doigt noueux à hauteur de ses yeux)… et ils détestent les Harkonnen, ils leur vouent une haine sanguinaire. Mais tu ne dois pas souffler un mot de cela, mon garçon. C’est le confident de ton père qui te parle. »
« Aujourd’hui, dit Paul, mon père m’a parlé de Salusa Secundus. Tu ne trouves pas que cela sonne comme Arrakis ? Pas en aussi mauvais, mais presque. »
« Nous ne savons rien de Salusa Secundus actuellement. Tout ce que nous en connaissons remonte à très longtemps mais… sur ce point tu as raison. »
« Les Fremen nous aideront-ils ? »
« C’est une possibilité. (Hawat se leva.) Je pars aujourd’hui pour Arrakis. Jusqu’à ce que nous nous retrouvions, veux-tu prendre soin de toi, ne serait-ce que pour un vieil homme qui est fier de toi ? Alors, retourne-toi comme le brave garçon que tu es et fais face à la porte. Ce n’est pas que je pense qu’il y ait le moindre danger dans ce castel. Je veux simplement que tu prennes cette habitude. »
Paul se leva et fit le tour de la table. « Tu t’en vas aujourd’hui, Thufir ? »
« Aujourd’hui, oui, et tu me suivras demain. Lorsque nous nous reverrons, ce sera sur un nouveau monde. »
Il saisit le bras de Paul à hauteur du biceps. « Le bras du couteau. Garde-le toujours libre, hein ? Et que ton bouclier soit toujours chargé. »
Puis il tapota l’épaule du jeune garçon, se détourna et s’éloigna rapidement vers la porte.
« Thufir ! »
Le Maître Assassin s’immobilisa sur le seuil, se retourna.
« Ne tourne pas le dos aux portes. »
Un sourire apparut sur le vieux visage usé. « Oh, non, mon garçon ! Ma vie en dépend. » Et puis, il disparut et la porte se referma doucement sur lui.
Paul resta assis à la place qu’avait occupée le vieux Mentat. Il se mit en devoir de ranger les cartes et documents. Encore un jour à passer ici, songea-t-il. Il examina la pièce. Nous allons partir, tous. Jamais l’idée du départ ne lui avait semblé aussi nette, aussi réelle. Et il se souvint d’une autre chose que la vieille femme avait dite, qu’un monde était la somme de multiples éléments : de sa population, de sa crasse, des choses vivantes, de ses lunes, de ses marées et de ses soleils. Cette somme inconnue était appelée nature. Un terme vague, qui ne signifiait rien du présent. Mais qu’est-ce que le présent ? se demanda-t-il.
La porte à laquelle il faisait face maintenant s’ouvrit brusquement et un vilain petit homme s’avança, précédé d’une brassée d’armes diverses.
« Eh bien, Gurney Halleck, s’écria Paul, serais-tu devenu mon nouveau Maître d’Armes ? »
D’un coup de talon, Halleck referma la porte. « Je sais bien que tu aimerais mieux me voir arriver pour partager tes jeux », dit-il. Ses yeux firent le tour de la salle, remarquant tous les signes qui révélaient le passage des hommes de Hawat qui, déjà, avaient examiné la salle à fond afin qu’elle fût complètement sûre pour l’héritier du Duc. Les signes subtils de leur code étaient partout.
Sous le regard de Paul, le vilain petit homme se remit en mouvement et mit le cap sur la table avec son chargement guerrier et la balisette à neuf cordes qui ne quittait pas son épaule, le multipic glissé entre les cordes, près de la tête de touche.
Halleck laissa tomber le fagot d’armes sur la table d’exercice et les aligna soigneusement – rapières, lancettes, kindjals, tétaniseurs à charge lente, ceintures-boucliers.
Il se retourna, sourit, et la cicatrice lie-de-vin se plissa sur sa joue.
« Ainsi, petit démon, on ne me souhaite même pas le bonjour, dit-il. Et je me demande bien quelle flèche tu as encore pu décocher à ce vieil Hawat. Lorsque je l’ai croisé dans le hall, il semblait se rendre en courant aux funérailles de son ennemi juré. »
Paul sourit. C’était bien Gurney Halleck qu’il préférait entre tous les hommes de son père. Il connaissait bien ses changements d’humeur, sa rudesse, ses fausses colères. Plutôt qu’un mercenaire, Gurney Halleck était pour lui un ami.
Halleck laissa glisser la balisette de son épaule et entreprit de l’accorder. « Si t’veux pas, t’parles pas », dit-il.
Paul se leva. « Dis-moi, Gurney, se prépare-t-on à la musique quand il est l’heure de combattre ? »
« Nous en avons après nos aînés, aujourd’hui », dit Halleck, et il pinça une corde de son instrument en hochant la tête.
« Où est Duncan Idaho ? N’est-il point censé m’enseigner le maniement des armes ? »
« Duncan est parti à la tête de la seconde vague pour Arrakis, dit Halleck. Et il ne reste que ce pauvre Gurney, qui vient tout juste de cesser le combat et qui n’aspire qu’à la musique. (Il pinça une autre corde, prêta l’oreille à la note et sourit.) Nous avons tenu conseil et décidé qu’il valait mieux apprendre la musique au piètre combattant que tu fais afin que tu ne perdes point ton existence tout entière. »
« En ce cas, tu ferais bien de me chanter quelques vers, afin que je sois bien certain de ce qu’il ne faut pas faire. »
« Ah ! Aaah ! » Gurney éclata de rire puis entonna Les Galaciennes tandis que son multipic semblait voler soudain entre les cordes.
« Les Galaciennes, oh, oh, oh !
T’aimeront pour des joyaux,
Et les filles d’Arrakis pour un peu d’eau !
Mais celles de Caladan
Te feront perdre l’âme ! »
« Pas mal pour quelqu’un qui ne s’y retrouve pas dans ses accords, dit Paul. Mais si ma mère t’entendait chanter ce genre de chose dans le castel, elle décorerait les murailles avec tes oreilles. »
Gurney tira sur son oreille gauche. « Bien pauvre décoration ! Elles ont été rudement malmenées par certain jeune homme de ma connaissance qui tire de bien étranges notes de sa balisette ! »