« C’est une très vieille Bible Catholique Orange à l’usage des voyageurs de l’espace, dit-il. Non pas une bobine mais un vrai livre, imprimé sur du papier filament. Il possède sa propre charge électrostatique et une loupe incorporée. (Il prit le livre.) C’est la charge qui le maintient fermé, en appuyant sur les ressorts qui maintiennent la couverture. En pressant sur le bord, comme cela, les pages que l’on a choisies se repoussent mutuellement et le livre s’ouvre. »
« C’est très petit. »
« Pourtant, il y a dix-huit cents pages. En pressant sur le bord, de cette façon… la charge se déplace au fur et à mesure, page après page, tandis que vous lisez. Mais ne touchez surtout pas les pages avec vos doigts. La feuille de filament est si fragile… (Yueh referma le livre et le tendit à Paul.) Essayez. »
Puis il l’observa tout en songeant : Je sauve ma propre conscience. Je lui offre le secours de la religion avant de le trahir. Ainsi pourrai-je me dire qu’il est allé où moi je ne puis aller.
« Cela doit dater d’avant les bobines », dit Paul.
« C’est très ancien, en effet. Mais il faut que cela reste un secret entre nous, n’est-ce pas ? Vos parents pourraient penser que ce présent a trop de valeur pour quelqu’un d’aussi jeune que vous. »
Sa mère s’interrogerait certainement sur mes motifs, pensa-t-il.
« Eh bien… (Paul referma le livre et le tint dans sa main.) Si cela a autant de valeur… »
« Soyez indulgent pour le caprice d’un vieil homme, dit Yueh. On m’a offert cette bible alors que j’étais très jeune. » Et il pensa : Il me faut séduire son esprit tout comme sa cupidité.
« Ouvrez-le à la Kalima quatre cent soixante-sept, là où il est dit : De l’eau naît toute vie. Une légère entaille sur la couverture marque l’emplacement de la page. »
Les doigts de Paul coururent sur la couverture et décelèrent deux entailles. Il appuya sur la moins profonde et le livre s’ouvrit tandis que la loupe de lecture se mettait en place.
« Lisez à haute voix », dit Yueh.
Paul s’humecta les lèvres et lut : « Pense à l’homme sourd qui ne peut entendre. Ne lui sommes-nous point semblables ? Ne nous manque-t-il pas un sens qui nous permette de voir et d’entendre cet autre monde qui est tout autour de nous ? Et qu’y a-t-il donc autour de nous que nous ne pouvons… »
« Assez ! » aboya Yueh.
Paul s’interrompit net et le regarda. Le docteur avait fermé les yeux et il tentait de se recomposer une attitude normale. Par quelle perversion ce livre s’est-il ouvert au passage favori de Wanna ? se demandait-il. Il rouvrit les yeux et rencontra le regard de Paul.
« Quelque chose ne va pas ? »
« Je suis désolé. C’était… c’était le passage favori de mon épouse défunte. Ce n’est pas celui que je voulais vous faire lire. Il m’évoque des souvenirs… douloureux. »
« Il y a deux marques », dit Paul.
Mais bien sûr, se dit Yueh. Wanna avait marqué son passage à elle. Les doigts du garçon sont plus sensibles que les miens et ils ont trouvé l’entaille. Ce n’était qu’un accident, rien de plus.
« Vous devriez trouver ce livre intéressant, reprit-il. Il recèle autant de vérité historique que de bonne philosophie pratique. »
Paul contemplait le livre, si minuscule au creux de sa main. Pourtant, se disait-il, il possédait un mystère. Quelque chose s’était produit tandis qu’il lisait. Quelque chose qui avait éveillé cette idée d’un but terrible.
« Votre père sera là d’un instant à l’autre. Posez le livre. Vous le lirez lorsque vous en aurez envie. »
Paul toucha la couverture comme le docteur lui avait appris à le faire et le livre se referma. Il le glissa dans sa tunique. L’espace d’un instant, quand Yueh avait crié, il avait craint qu’il ne reprenne son cadeau.
« Je vous remercie de ce présent, docteur Yueh, dit-il avec solennité. Ce sera un secret entre nous. S’il est un cadeau ou une faveur qui puisse vous faire plaisir, n’hésitez pas à me le demander. »
« Je… je ne désire rien », dit Yueh. Il pensa : Pourquoi suis-je là à me torturer moi-même ? Et à torturer ce malheureux enfant ?… Bien qu’il n’en ait pas conscience. Oh ! maudits soient ces monstres d’Harkonnen ! Pourquoi m’ont-ils choisi moi pour cette abomination ?
Comment aborder l’étude du père de Muad’Dib, le Duc Leto Atréides ? Cet homme qui alliait une insurpassable bonté à une surprenante froideur ? De nombreux faits dans son existence, pourtant, nous ouvrent la voie : son amour exclusif pour sa Dame bene gesserit, les rêves qu’il fit pour son fils et le dévouement de ses gens. Le Duc y est contenu tout entier ; personnage solitaire en proie au Destin et dont le rayonnement fut estompé par la gloire de son fils. Mais ne dit-on point que le fils n’est jamais que l’extension du père ?
Extrait de Muad’Dib, commentaires de famille,
par la Princesse Irulan.
Paul observa son père tandis qu’il faisait son entrée dans la salle d’entraînement. Il vit les gardes le saluer, à l’extérieur, puis l’un d’eux ferma la porte et, comme chaque fois, Paul perçut la présence de son père, une présence totale.
Le Duc était de haute taille, sa peau avait un teint olivâtre. Les angles durs de son visage n’étaient adoucis que par le regard profond de ses yeux gris. Il portait une tenue de travail noire sur laquelle la rouge crête de faucon des armoiries ducales ressortait nettement. Une ceinture-bouclier d’argent patinée par l’usage ceignait sa taille étroite.
« On travaille, mon fils ? » demanda-t-il.
Il s’approcha de la table et son regard se posa sur les papiers épars avant de courir par toute la salle et de revenir à son fils. Il se sentait las, soudain, lourd de l’effort qu’il faisait pour ne pas montrer sa fatigue. Il faudra que je profite du moindre instant pour me reposer durant le voyage, pensa-t-il. Sur Arrakis, il ne sera plus question de repos.
« Pas beaucoup, Père, dit Paul. Tout est tellement… » Il eut un haussement d’épaules.
« Oui. Mais demain nous partons. Ce sera bon de s’installer là-bas en laissant tous ces tourments derrière nous. »
Paul acquiesça et les mots de la Révérende Mère resurgirent soudain dans son esprit :… Quant à ton père… Il n’y a rien à faire pour lui…
« Père, Arrakis est-il aussi dangereux que chacun le dit ? »
Le Duc fit un effort pour esquisser un geste désinvolte. Puis il s’assit sur un coin de table et sourit. Tout un discours se dessina dans son esprit, formé de phrases telles que l’on pouvait en dire à des hommes, afin de dissiper les ultimes brumes, avant la bataille. Mais le discours parut se geler dans sa bouche et il n’eut plus qu’une seule pensée : C’est mon fils.
« Il y aura des dangers », dit-il enfin.
« Hawat m’a dit que nous avions un plan à l’égard des Fremen », dit Paul. Et il pensa : Mais pourquoi ne lui dis-je rien à propos de la vieille femme ? Comment a-t-elle pu sceller ainsi ma langue ?
Le Duc s’aperçut du désarroi de son fils. « Comme à son habitude, Hawat discerne très bien notre principal avantage. Mais il y a bien plus en jeu. Le Combinat des Honnêtes Ober Marchands. La Compagnie CHOM. En nous donnant Arrakis, sa Majesté est obligée de nous donner également un des directorats du CHOM… subtil avantage. »