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Le premier aspect au sujet duquel je n’eus, dans mon souvenir que peu ou pas d’échanges avec Frank, touche à l’horizon très lointain qu’il a retenu. Le voyage interstellaire n’est devenu une réalité que dix mille ans après notre temps, et l’action de Dune se situe encore dix mille ans plus tard. Certes, Isaac Asimov pour Fondation (1951)2 avait déjà choisi un horizon éloigné, plus de douze mille ans après notre présent, mais cela renvoyait seulement au temps nécessaire à la création d’un empire galactique par une humanité inchangée. Les vingt millénaires de Dune sont au contraire nécessaires pour une transformation profonde de l’humanité, dans une perspective néo-darwinienne de son évolution, et pour une application à l’espèce humaine de techniques de sélection jusqu’à nos jours réservées à certaines espèces animales.

Le point de départ de ces transformations peut être le Jihad Butlérien, la Grande Révolte, que Herbert ne décrit jamais et qu’il évoque seulement en quelques lignes d’un appendice. S’agit-il d’un conflit entre les humains et des machines intelligentes, ou encore entre des humains entreprenant de créer de telles machines et ceux les redoutant, qui dura près d’un siècle ? Mais à l’issue de guerres atroces, les opposants aux machines intelligentes l’emportent : « L’homme ne peut être remplacé » et « Tu ne feras point de machine à l’esprit de l’homme semblable ». Il est plus que probable que Herbert faisait une allusion discrète au texte prophétique de Samuel Butler, l’auteur de Erewhon, qui dans « Darwin among the Machines », article publié dans un périodique néo-zélandais en 1863, prédit une évolution des machines qui les mènera à l’intelligence et peut-être à surpasser et supplanter l’humanité. Butler y revient plus en détail dans The Book of the Machines, trois chapitres d’Erewhon, en 1872. Serena Butler, l’instigatrice du Jihad, serait-elle une lointaine descendante de Samuel, parvenue à la lisière des étoiles au moment où naît la Guilde des Navigateurs ?

Ce qui est intéressant, c’est que, peu de temps avant que Herbert écrive son livre, la question est posée non plus par des écrivains mais par des ingénieurs et mathématiciens. Le terme d’« intelligence artificielle » a été introduit en 1956 par John McCarthy lors de la conférence de Dartmouth, même si le problème avait été étudié auparavant notamment par Alan Turing. Publications et prévisions souvent fort optimistes se sont multipliées, commençant à susciter chez certains des inquiétudes certes prématurées, dont Herbert se fait l’écho. Il s’agit en tout cas d’un sujet scientifique d’actualité alors et aujourd’hui.

Les machines intelligentes éliminées, l’humain doit y suppléer. Il tente d’y parvenir de deux façons qui se combinent souvent, dont l’acquisition d’une logique supérieure qui fait des Mentats des ordinateurs humains, indispensables à la gestion aussi bien qu’à la stratégie. L’autre approche est celle en particulier mais non exclusivement du Bene Gesserit, secte féminine qui vise à transformer l’humain par la voie de la sélection génétique et à produire, au terme d’un programme enjambant des millénaires, le « Kwisatz Haderach », un humain dont les pouvoirs mentaux lui permettraient de comprendre et d’utiliser des dimensions d’ordre supérieur et en particulier d’entrevoir le futur ou les avenirs. La Guilde des Navigateurs qui mènent les vaisseaux interstellaires a, d’une part, développé des capacités qui leur permettent de percevoir les routes de l’espace, capacités multipliées par l’épice que seule produit la planète Dune, et d’autre part manifestement opéré une sélection génétique qui les éloigne de plus en plus de l’humanité première à moins que leur transformation ne soit liée à leurs séjours dans l’hyperespace. À cette brève liste, on pourrait ajouter les pratiques atroces du Bene Tleilax qui réduisent leurs femmes à l’état de couveuses.

On voit en tout cas que le temps long est indispensable à ces évolutions. La génétique moderne venait à peine d’apparaître et Herbert l’ignore ou la sous-estime. Elle aurait théoriquement permis en quelques décennies ou, au plus, en quelques siècles, au lieu de millénaires, d’accomplir toutes ces transformations. En notre début du XXIe siècle, nous parvenons déjà entre autres exploits à rendre des souris fluorescentes en modifiant certains gènes. En ce qui concerne les humains, des aberrations génétiques conduisant à une maladie létale ont pu être corrigées sur des enfants. Un chercheur chinois a même prétendu améliorer le potentiel de petites filles, transgressant l’un de nos mantras, « L’humain, tu n’amélioreras », un autre étant : « Nul n’introduira de traits héréditaires dans le capital génétique de l’espèce. » Il paraît inévitable que ces interdictions seront violées dans un avenir plus ou moins proche et que l’humain cherchera à s’améliorer comme l’y invitent déjà les transhumanistes, soit en se dotant de compléments artificiels, soit en modifiant ses gènes. Herbert a donc péché par timidité.

Sur le second sujet que j’ai, celui-là, longuement abordé avec lui, se trouve repoussée dans l’avenir lointain une éventualité que nous considérions tous deux comme proche, en tout cas probable : l’apparition d’une néo-féodalité. Beaucoup des lecteurs de Dune ont considéré son univers politiquement féodal comme un élément de décor le rapprochant de l’heroic fantasy, genre que Herbert a toujours méprisé. Mais Herbert et moi (et quelques autres) le tenaient pour un processus en cours. Dès la fin du XIXe siècle (voire avant) s’amassaient des fortunes considérables (les milliardaires dont John Rockefeller était le modèle) appuyées non plus sur la terre comme du temps des aristocraties de l’Ancien Régime, mais sur des concentrations industrielles (chemins de fer, mines, métallurgie, etc.) et financières sans précédent dans le monde concurrentiel de la bourgeoisie libérale. Elles pouvaient défier des États faibles et s’étaient même dotées de l’idéologie d’un capitalisme des monopoles excluant toute concurrence3. L’exemple cité par Tim Wu est celui de Theodore Vail, fondateur du conglomérat AT&T, dominant le marché des télécommunications aux États-Unis pendant près de soixante-dix ans. Mais le cas des télécommunications est très particulier parce qu’il se fonde sur un réseau et les réseaux de téléphone, d’électricité ou de chemins de fer ont naturellement tendance à se constituer en monopoles. Personne ne va construire une voie ferrée à côté de celle qui existe déjà. Vail, cependant, étend sa conception à l’industrie tout entière.

Il préconise un capitalisme sans concurrence : « Cela pourrait nous sembler étrange mais Vail, malgré son capitalisme triomphant, rejetait l’idée de concurrence. » En 1911, il jugeait le monopole, lorsqu’il est entre de bonnes mains, supérieur. « Concurrence, écrivait-il, signifie conflit, guerre industrielle ; cela signifie controverse ; mais souvent cela signifie profiter de ou avoir recours à tous les moyens possibles que la conscience des concurrents... permettra. » Un raisonnement moralisateur : la concurrence donnait mauvaise réputation aux entreprises américaines. « Ces actes vicieux associés à une concurrence agressive sont en grande partie responsables, si ce n’est entièrement, de l’antagonisme actuel présent dans l’esprit du public vis-à-vis des affaires, et en particulier des grandes entreprises4. » Il contredit ainsi évidemment la main invisible du marché, chère à Adam Smith. « Mais il attribue également au monopole une valeur au-delà de l’efficacité : la sécurité que représente celui-ci, pensait-il, allait repousser le côté obscur inhérent à la nature humaine et faire ainsi place aux qualités naturelles de l’homme. Il voyait un futur sans version capitaliste de la lutte darwinienne, et dans lequel des entreprises organisées de manière scientifique et dirigées par des hommes bons en étroite collaboration avec le gouvernement serviraient au mieux les intérêts du public.5 »