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En bref, cette vision, partagée, semble-t-il, par nombre d’hommes d’affaires puissants du dernier tiers du XIXe siècle et du premier du XXe au moins, ainsi John Rockefeller avec la Standard Oil, correspond bien à la naissance d’une néo-féodalité partageant son pouvoir avec le gratin du monde politique, et le dominant souvent. Lors des conversations entre Herbert et moi, le modèle de l’époque, les années 1970, était IBM dont l’emprise devenait mondiale dans un secteur crucial, celui de l’informatique. Nos craintes étaient toutefois prématurées. AT&T fut démantelé par l’action publique. Tout en restant dominant dans son secteur, IBM ne devint pas le maître du monde et il manqua complètement l’occasion offerte par la micro-informatique, voire par les réseaux. De tels monopoles sont en effet menacés (ou du moins l’étaient) par trois dangers : la réaction des pouvoirs publics, l’innovation technologique et l’extrême difficulté de gérer d’aussi immenses empires. Harold Geneen qui dirigea ITT6, compagnie mondiale de télécommunications créée sur le modèle d’AT&T, de 1959 à 1977, demeura légendaire pour son implication dans la gestion implacable de son immense réseau de sociétés et passait pour irremplaçable. Il est à noter que les deux monopoles cités exercèrent à l’occasion des interventions politiques pour le moins douteuses, se rapprochant de Hitler, voire s’appuyant un temps sur lui, ou menaçant le gouvernement d’Allende au Chili qui finit par être détruit dans les circonstances que l’on sait. À lire les histoires de ces monopoles et les biographies de leurs dirigeants, on a déjà le sentiment de se trouver dans l’univers féodal de Dune.

Mais où en sommes-nous aujourd’hui ?

Les GAFAM sont évidemment les candidats les mieux placés7. Ce sont principalement des réseaux mais à vocation universelle, ainsi Amazon qui propose jusqu’à des légumes frais. Les trois risques que j’ai mentionnés comme menaçant des monopoles provisoires semblent devoir peu les inquiéter. Leur mondialisation et leur puissance financière limitent le pouvoir des États à les contrôler. Il y faudrait un État mondial, bien lointain. Les conflits avec Facebook sur la modération des contenus ont peu de chances d’aller bien loin. De même que celui de Google avec la France sur la fiscalité. La difficulté de gérer de telles entreprises, qui rendait un Geneen irremplaçable, a cédé avec les progrès de l’informatique. Geneen connaissait par cœur les comptes de ses innombrables filiales ; il y suffit aujourd’hui d’un portable. Enfin l’innovation technologique ne les menace guère, puisqu’ils sont en tête du développement de la 5G et de l’intelligence artificielle. Il se pourrait donc que ces monopoles fondent la néo-féodalité que Frank Herbert avait située loin dans l’avenir. Les personnalités qui les dirigent ne feraient pas tache dans Dune : un Jeff Bezos, libertarien et transhumaniste, serait un méchant Harkonnen ; Bill et Melinda Gates se seraient rangés du côté des Atréides.

Dans un système féodal, l’éthique remplace la loi. C’est l’un des sens de Dune.

Si l’on se risque à adopter les vues de Frank Herbert et celles émises lors de nos échanges, on peut imaginer une histoire-fiction où, en Occident, le libéralisme économique, politique et culturel aurait été une passagère transition d’un millénaire à peu près, naissant au Moyen Âge dans la bourgeoisie des villes et aboutissant en notre temps après bien des cahots dont les Révolutions, et se trouvant remplacé en notre siècle par une néo-féodalité. Un accident de l’Histoire en somme qui n’aurait jamais vraiment trouvé place dans le reste du monde.

À ceux qui trouveraient que je pousse le bouchon un peu loin, j’opposerai le pouvoir le plus important dans l’univers de Dune, même s’il n’apparaît guère dans le roman, le CHOM, Combinat des Honnêtes Ober Marchands, « Compagnie universelle contrôlée (en principe) par l’Empereur et les Grandes Maisons avec la Guilde et le Bene Gesserit comme associés sans droit de vote8 ». Rien qu’à son nom, on dirait qu’il est né du côté des villes hanséatiques. Le Duc Leto énumère pour Paul au début du roman les innombrables activités commerciales du CHOM : on dirait Amazon. C’est l’actualité inapparente du roman que je voudrais souligner ici.

Politiquement, Frank Herbert s’engagea peu à ma connaissance en dehors de sa détestation affirmée de l’Union soviétique. Il se présentait comme un libertarien modéré. La plupart des Français comprennent mal, de travers, ou ignorent tout à fait les idées libertariennes. Il ne faut, par exemple, pas les confondre avec l’anarchisme à l’espagnole du temps de la guerre civile, fondé sur la solidarité. Bien que le libertarianisme n’ait trouvé d’expression plus ou moins théorique qu’au XXe siècle9, ses racines sont beaucoup plus anciennes et remontent au peuplement d’origine européenne des États-Unis. Ces Européens fuyaient des régimes d’oppression, les Irlandais et les Écossais la domination anglaise souvent d’une extrême violence, les Allemands l’impérialisme prussien, les Russes et les Polonais son équivalent moscovite. Ils cherchaient dans l’Amérique une terre sans pouvoir établi, et la ruée vers l’Ouest, aboutissant à une dilution extrême de la population, traduisait cette fuite devant toute forme d’organisation sociale jugée insupportable. C’est un thème très présent dans les westerns et dans la littérature américaine, celui de l’individualisme comme valeur. Les libertariens extrêmes à la Jeff Bezos rejettent toute forme de gouvernement et s’en remettent pour assurer le progrès et la paix aux relations et aux résolutions des conflits entre individus. Tant pis pour les perdants. Leur échec relève de leur incapacité et ils doivent être écartés, voire éliminés.

Les libertariens modérés dont Herbert et beaucoup d’auteurs de science-fiction qui à vrai dire n’ont pas grand-chose à attendre du pouvoir politique, se bornent à se méfier de Washington et de son mélange de politiciens et d’hommes d’affaires qu’ils estiment également corrompus. De leur point de vue, ce n’est pas que le pouvoir corrompt mais qu’il attire les corrompus et les corruptibles10. Frank Herbert se contentait de se tenir à l’écart. Au moment où j’écris, le président Trump incarne parfaitement et paradoxalement ce rejet des élites. Pour quelqu’un comme Herbert et les auteurs libertariens que je connais, le Parti démocrate avec son souci d’organiser à l’européenne la protection sociale apparaît déjà comme en route vers l’étatisme qu’ils redoutent.

La troisième énigme de Dune concerne l’épice ou Mélange dont Arrakis-Dune est l’unique source. Cette drogue qui est un sous-produit du processus de naissance des vers des sables prolonge la vie et surtout modifie l’esprit humain en lui permettant d’accéder à des dimensions supérieures : elle est indispensable aux Navigateurs pour s’orienter dans l’hyperespace lors de leurs voyages interstellaires et elle donne à Paul Muad’Dib sa capacité à entrevoir la multiplicité des avenirs possibles. Certains commentateurs, dont Jacques Goimard, y ont vu une transposition du pétrole, tiré souvent de pays désertiques et permettant les voyages. Je n’en crois rien, même si je ne me souviens pas d’avoir interrogé à ce propos Herbert qui semble l’avoir admis lors d’interviews. Dans les années 1950 et 1960, alors que Frank Herbert médite et écrit Dune, bon nombre de drogues psychédéliques sont fort prisées dans les milieux hippies. En particulier le LSD, acide lysergique, dérivé de l’ergot de seigle par Albert Hofmann et Arthur Stoll en 1938, puis expérimenté en 1943, provoque de puissants effets psychédéliques, de pseudo-hallucinations et une stimulation extrême du cerveau11. Sans que j’ose l’affirmer, il me semble un bon équivalent dans notre monde de l’épice. Son usage est demeuré longtemps licite, et il a même été utilisé efficacement en psychothérapie jusqu’à son interdiction aux États-Unis en 1967, puis progressivement dans le monde entier. Cette interdiction a été contestée et l’est de nouveau, car les prétendus accidents dus au LSD ont été souvent forgés de toutes pièces. La raison parfois évoquée aux États-Unis pour son interdiction fut la crainte que son introduction par des terroristes, en petites quantités vu son efficacité, dans les réserves d’eau de boisson ne suscite des paniques collectives. Le produit intéressa en tout cas beaucoup la CIA qui en envisagea divers usages. Il était probablement, dans ces années 1970, plus prudent pour Herbert d’admettre que le Mélange était une métaphore du pétrole que de soutenir que c’était une drogue psychédélique.