En raison des effets de l’épice ou Mélange sur différents personnages, l’œuvre de Frank Herbert fut souvent taxée de mysticisme et Herbert lui-même traité de mystique. Frank Herbert a fréquemment protesté contre cette qualification. Je peux témoigner que sa philosophie personnelle n’a rien de mystique et que dans son amusante description des manœuvres qui aboutirent à la Bible Catholique Orange (dont il ne traite que dans l’Appendice II) est une virulente critique de toutes les religions. Il a simplement décrit dans Dune et ses suites, des personnages empreints de mysticisme, ainsi Paul Muad’Dib, et des sociétés où une mystique joue un grand rôle, sans rien en prendre à son compte. Il me semble au demeurant vraisemblable que toute société profondément inégalitaire se dote d’une mystique au double dessein d’expliquer et de justifier le pouvoir des dominants et de proposer espoir et perspectives aux dominés. Dans le néo-féodalisme en cours d’installation que j’ai évoqué, quelle religion pourrait tenir ce rôle : ce pourrait bien être l’évangélisme qui est en train d’éliminer les plus classiques traditions chrétiennes.
Une singularité du cycle de Dune est que l’humanité semble avoir créé la seule civilisation dans tout l’Univers. Même lorsque dans Les Hérétiques de Dune et La Maison des mères, les humains se répandent à travers toute la Galaxie, puis d’innombrables autres galaxies, ils ne rencontrent nulle autre civilisation. Il y a bien d’autres formes de vie mais aucune qui soit intelligente, ce qui est assez rare dans la science-fiction d’une telle ampleur. Herbert s’évita sans doute de la sorte des naïvetés communes, mais il ne s’intéressait surtout dans ce cycle qu’à l’humanité et à son avenir, proche ou lointain. Il le montre dans un roman mineur mais important à sa manière pour son interprétation de l’avenir écologique, Hellstrom’s Hive12 (1973). Une sorte de secte, probablement née aux Pays-Bas au XVIIe siècle, est convaincue que l’humanité court à sa perte si elle ne réduit pas sa consommation. Elle finit par se muer en une sorte de fourmilière humaine qui après plusieurs migrations se fixe dans l’Oregon et creuse sous le couvert d’une ferme une gigantesque termitière. Herbert multiplia par ailleurs les civilisations non humaines dans d’autres romans.
Un roman parmi les plus remarquables de son auteur, The Whipping Star13 (1970) représente un exploit linguistique en explorant les tentatives et les possibilités de communication entre une étoile, une Calibane14, et d’autres espèces dont l’humaine. Herbert a du reste multiplié avec intelligence dans plusieurs romans les modes de communication entre espèces intelligentes, si différentes qu’elles soient. Algis Budrys a écrit que sa connaissance de la langue et la linguistique « vaut au moins un doctorat et la chaire de philologie d’un bon collège de Nouvelle-Angleterre ».
La question de civilisations extraterrestres demeure débattue, évidemment en théorie, par les astrophysiciens en 2020. Une minorité pense que nous sommes seuls dans l’Univers. Quelques-uns, s’appuyant sur la fameuse équation de Drake estiment qu’il pourrait y avoir environ trente-six espèces intelligentes dans notre Galaxie, mais aucune à moins de cent années-lumière.
L’histoire du livre est en elle-même une épopée. Le manuscrit, écourté, fut publié d’abord en deux séries dans la revue Analog en 1963 et 1964. Frank Herbert qui avait déjà fait paraître depuis 1952 des nouvelles et plusieurs romans, demeurait presque inconnu. Le texte, proposé par son agent Lurton Blassingame, fut refusé par vingt éditeurs dont Doubleday en 1965. Le chiffre me semblait si énorme que je le crus exagéré dans la grande tradition des présentations publicitaires éditoriales. Mais des sources sûres le confirmèrent. Il fut finalement accepté et publié par Chilton Books en 1965. Chilton qui éditait à peu près exclusivement des manuels d’entretien et de réparation des motocyclettes et des automobiles, sans négliger les tracteurs agricoles, était l’éditeur le plus improbable pour ce roman. Mais l’un de ses conseillers, Sterling E. Lanier, lui-même écrivain de science-fiction, fut tellement séduit par ce qu’il avait lu dans Analog qu’il demanda à voir le manuscrit et persuada Chilton de le publier. Le succès critique fut immédiat et, en 1966, Dune obtint à la fois le premier Nebula Award et le prix Hugo. Mais ce ne fut pas un succès commercial, probablement en raison de son prix qui résultait de sa taille (412 pages), près de soixante dollars, un prix élevé à l’époque. Lanier fut licencié par Chilton en 1966. Les cinq volumes suivants du cycle furent publiés par Putnam’s Sons. Il est à noter qu’un exemplaire de la première édition Chilton atteignit dix mille dollars lors d’une vente publique.
Le succès ne vint qu’avec les années 1970 et c’est seulement en 1972 que Herbert put abandonner ses divers emplois alimentaires pour se consacrer entièrement à l’écriture. Un témoin, Jackie Paternoster, put toutefois m’affirmer que dès 1970 les hippies américains qui affluaient à Formentera ne parlaient que de ce livre. On estime aujourd’hui à environ quarante millions d’exemplaires le nombre atteint par les diverses éditions à travers le monde, ce qui en fait un des plus populaires best-sellers de tous les temps et une exception absolue dans le domaine de la science-fiction.
Ce succès ne tarda pas à se traduire par un intérêt du monde cinématographique. Je n’en ferai pas ici l’historique, mais je m’attarderai un moment sur la tentative d’Alejandro Jodorowsky, dit Jodo, un autre ami proche, qui se traduisit par un échec mais qui exerça une influence durable sur le monde du cinéma de science-fiction. Je rencontrai Jodorowsky à la fin des années 1960 lors de sa première venue en France dans le cadre du groupe Panique qui comprenait notamment Roland Topor, Fernando Arrabal et André Ruellan. Puis le producteur Michel Seydoux acheta en 1974 les droits cinématographiques de Dune et décida d’en confier l’adaptation à Jodorowsky dont il avait distribué en France les deux films, El Topo et La Montagne sacrée (1973). Pour avoir revu assez récemment le second, je dois dire que j’ai été frappé par sa modernité. Il est difficile de dire si c’est Jodo, alors qu’il n’avait pas encore lu le livre, qui a sollicité Seydoux ou si c’est l’inverse, car les deux versions coexistent. Toujours est-il que Michel Seydoux ramena Jodo à Paris sur la fin de 1974 pour assurer la préproduction. Informé, je repris contact avec Jodorowsky en 1975 et nous nouâmes une amitié qui perdure. Je suivis d’assez près cette préproduction qui prit très vite des proportions gigantesques. On trouvera aisément sur Internet le détail du projet.