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Le budget du film passa des neuf millions et demi de dollars initialement prévus à une vingtaine de millions. Il devenait indispensable de s’assurer le concours de studios et de distributeurs américains et Seydoux et Jodorowsky s’envolèrent pour Hollywood en 1977. Sans succès. Il est difficile de dire si cet échec est lié à la monstruosité du projet (un film de dix ou de quatorze heures selon les sources), à la mégalomanie assumée de mon ami Jodo, ou tout simplement au fait que les Américains n’imaginaient pas qu’un scénario de cette envergure puisse être réalisé par un autre qu’un Américain, en l’occurrence un Franco-Chilien, ce qui me semble la meilleure explication. Jodorowsky reprocha par la suite à Frank Herbert de ne pas l’avoir soutenu dans cette affaire. Mais outre que Herbert fut sans doute effrayé par un projet qui débordait et déformait largement son roman, Jodorowsky négligeait le fait patent que les studios américains n’attachent aucune importance au point de vue des écrivains. Herbert aurait-il mis tout son poids dans la balance que cela n’aurait rien changé.

Pourtant, j’étais très ennuyé que deux génies de mes amis fussent ainsi séparés par un malentendu évident. Je parvins à les réunir lors d’un déjeuner historique au début des années 1980 dans une grande brasserie de la place de la Bastille, et ils se quittèrent les meilleurs amis du monde. Herbert promit même que si le film que David Lynch était en train de tourner était un succès, il financerait lui-même l’adaptation par Alejandro d’un de ses romans, Soul Catcher (1972)15 qui, portant sur l’initiation tragique d’un Indien d’Amérique, correspondait aux préoccupations du cinéaste.

Cela ne se fit pas.

Le film de David Lynch (1983), de près de trois heures (quatre dans sa version initiale), fut un échec. La critique, au demeurant justifiée, l’exécuta. David Lynch en rejeta la responsabilité sur son producteur, Dino De Laurentis, qui avait pratiqué des coupes et ne lui avait pas laissé le montage final. Il retira son nom du générique. Pourtant certaines scènes sont des morceaux d’anthologie qui, vus séparément, permettent de rêver à ce qu’aurait pu être le film idéal. Cependant Lynch portait sa part de responsabilité. Bien des choses m’ont choqué dans son Dune qui ne peuvent être dues qu’à lui : ainsi les combinaisons noires des Fremens, incompatibles avec le climat d’Arrakis et contredisant Herbert qui parle de longues robes flottantes. Pire encore, le personnage de Jessica, la femme forte des enseignements du Bene Gesserit, est devenu dans le film une pleurnicheuse qui s’effondre à la moindre difficulté.

Jodorowsky fut profondément et durablement affecté et déprimé par l’échec de son grandiose projet. Mais son travail ne fut pas perdu pour tout le monde. Les talents qu’il avait réunis, fait émerger ou découverts – Jean Giraud, alias Mœbius, Christopher Foss, H. R. Giger, Richard Corben, entre autres, récupérés par les studios américains – transformèrent pour des décennies le cinéma de science-fiction. Il s’orienta pour sa part avec un immense succès vers la bande dessinée reprenant beaucoup d’idées de son projet, sans abandonner le cinéma. Aux dernières nouvelles, Alejandro serait en train de tourner au Chili.

Un film fut même tiré de son échec : Jodorowsky’s Dune (2013), réalisé par Frank Pavich, qui sortit en France en 2016 et obtint plusieurs prix.

Il n’est pas certain que Frank Herbert ait envisagé de donner des suites au premier Dune, à l’exception toutefois de Dune Messiah16 (1969) qui complète si bien le précédent que, dans la deuxième édition d’« Ailleurs et Demain », j’ai jugé opportun de le lui adjoindre, formant un tout que j’estimais définitif. En revanche, les volumes suivants se succèdent à intervalles éloignés, donnant à penser que le succès de Dune a poussé son éditeur à presser Herbert de lui donner des suites et Herbert s’est manifestement pris au jeu. The Children of Dune17 paraît en 1976 donc tout de même sept ans après The Messiah. Je trouve pour ma part ce roman bon, bien écrit et bien construit, mais plus conventionnel, manquant du souffle des précédents. Il achève ce que l’on considère comme la première trilogie de Dune.

La seconde s’ouvre sur ce que je tiens pour le titre le plus flamboyant du cycle, God Emperor of Dune18 (1981). On y trouve une réflexion profonde sur le pouvoir et le temps. Leto II qui se transforme peu à peu en ver géant, impose sa paix, le Sentier d’Or, sur trois millénaires avant que sa disparition ne soit le point de départ de la Grande Dispersion qui répandra l’humanité dans toute la Galaxie, puis bien au-delà dans d’innombrables galaxies. Il choisit aussi de mettre fin au système féodal. Heretics of Dune19 (1984) et Chapterhouse Dune20 (1985) complètent ce triptyque avec le retour d’une partie des émigrés. Dans le dernier volume, le Bene Gesserit manque d’être détruit par les Honorées Matriarches qui ont repris ses méthodes mais non son éthique. Dans une curieuse postface en guise de conclusion, un vieux couple assiste à l’action et le reproche que la femme fait à l’homme d’avoir laissé s’échapper l’un des héros, Duncan Idaho, semble bien indiquer qu’il est le créateur de tout cet univers et que ce couple est celui de Frank et de Beverly. Quoique foisonnant, ce dernier roman semble bien long et plus relâché que les précédents. Herbert y multiplie les personnages, les mondes et les intrigues au point de perdre dans ce labyrinthe son lecteur le plus attentif. On croirait qu’il cherche à s’y perdre lui-même.

Il faut dire qu’en 1984-1985 Frank Herbert connaît la période la plus tragique de sa vie. Beverly est décédée en février 1984. Le film de Lynch est un échec. Certes, il épousa la même année la séduisante Theresa Shackelford avec qui il se montra à la première du film de Lynch à Washington DC le 3 décembre 1984. Mais tout cela sent la fin d’une tragédie.

Frank Herbert aurait-il écrit un septième volume ? Il a laissé tant de fils pendre et tant de portes ouvertes qu’on peut le penser. Il a été question d’un plan et de notes qu’on aurait retrouvés dans le coffre d’une banque. C’est possible. Mais je me méfie par expérience d’éditeur de ce genre de découvertes dans l’héritage d’un écrivain célèbre. Si en tout cas Herbert avait donné une suite à La Maison des mères, elle n’aurait certainement pas conclu le cycle. D’abord parce que cela aurait été impossible vu le nombre d’intrigues qui se sont accumulées dans les deux derniers volumes publiés, et ensuite parce que le héros de Herbert, c’était l’humanité, sans fin ni fin. La plupart des romans se concluent par le dénouement d’une intrigue, la mort ou le succès du héros. Ici, le héros collectif est virtuellement immortel.

Frank Herbert n’est pas un héros collectif. Lorsqu’il meurt prématurément, à soixante-six ans, des suites inattendues d’une opération au pancréas, il laisse une œuvre immense, certes inégale mais riche d’idées touchant à l’écologie et à la multiplicité des avenirs qui s’ouvrent à l’espèce humaine. Sa culture est sans égale parmi les auteurs de science-fiction.