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Dès son premier contact avec le désert profond, Paul Atréides s’y sent étrangement chez lui, comme dans une maison où il aurait vécu une partie de son enfance. Ce qui devait être un déracinement pour le jeune homme se transforme progressivement en retour chez soi, comme un furieux et dément déjà-vu. Paul est émerveillé par les stratégies de survie du vivant, mais surtout transporté par un mouvement introspectif où il prend contact avec sa propre finalité et cette amère mélancolie de ceux qui pressentent les choses avec trop d’acuité. Et si le désert est rassurant pour Paul parce qu’il lui est singulièrement familier, il devient aussi tout autant déroutant parce que cette familiarité s’accompagne d’une soudaine et fulgurante ouverture de son œil intérieur, en plein état d’éveil. Son baptême du désert, présidé par Shai-hulud lui-même, ouvrant grand les vannes de son esprit, Paul reçoit le désert en pleine figure et son subconscient fait pleinement surface. Comme un puissant mouvement d’inspiration, une épiphanie douloureuse, où il perçoit le monde tel qu’il est vraiment, mais surtout où il pressent quelle sera sa véritable part de responsabilité dans la suite des cataclysmes à venir. Un rêveur éveillé est donc au centre d’un paysage brûlé, un somnambule progressant lentement sur la corde raide du doute, surplombant le gouffre des cauchemars collectifs, devinant lentement qu’une part de son innocence devra mourir pour qu’il arrive à survivre à la sévérité de sa nouvelle réalité. Paul devra devenir adulte, ne sachant trop comment protéger les vestiges de son enfance, lacérée vive par les vents d’une Coriolis.

Au moment où il est accepté par les Fremen, Paul Atréides choisit comme nom d’adoption celui de Muad’Dib. Le Muad’Dib est une petite souris-kangourou, admirée par les Fremen pour sa grande capacité d’adaptation au désert. Paul survivra au déluge de haine qui s’abat sur sa famille et son peuple parce qu’il aura assimilé des éléments de cette culture de survie fremen qui l’attire intuitivement. Il embrasse cette nouvelle culture, il ne vient pas la contaminer mais s’y fondre. Cette ouverture à l’autre, à contre-courant des mouvances colonialistes, annonce une ère nouvelle. L’acceptation de changements de paradigmes complets sera gage de survie pour Paul et sa mère Jessica. La notion de capacité d’adaptation est une des clés du roman.

« L’intelligence, c’est la faculté de s’adapter au changement », affirme le physicien théoricien Stephen Hawking. Frank Herbert, lui, soutient que « la survie est la capacité de nager dans une eau étrange ».

J’éprouve également une affection particulière pour cette idée absolument géniale de la marche des sables, la « sandwalk », telle que baptisée dans la version originale anglaise du roman. Les Fremen qui s’aventurent dans les plaines de sable doivent s’astreindre à imiter dans leur démarche les sons chaotiques du vent sur le sable s’ils veulent éviter de périr dans le ventre de Shai-hulud ; les vers des sables étant attirés par toutes formes de rythmes, mécaniques ou humains. C’est pour moi l’image la plus forte du roman : l’humain devant imiter la nature le plus humblement possible afin d’y survivre. Il se dégage de cette stratégie de survie surprenante une chorégraphie physiquement exigeante et épuisante aboutissant sur une performance quasi artistique.

Mais comme Frank Herbert a imaginé un monde cynique dont les fondations sont construites sur de multiples machinations s’emboîtant les unes dans les autres, Paul se retrouve prisonnier d’une toile d’araignée magistrale tissée par une autre de mes idées préférées du roman : la congrégation des Sœurs Bene Gesserit, dont sa mère Jessica, fait elle-même partie. Son aventure se transformant en véritable tragédie, les Fremen, maintenant ses frères, ses sœurs, qui apparaissaient de prime abord comme son salut sont en réalité un piège. Leur religion ayant été influencée par les Bene Gesserit, les Fremen voient en Paul une possible figure messianique pouvant éventuellement les guider vers la réalisation de leur rêve ancestral : reprendre possession d’Arrakis des mains des exploiteurs et redonner un équilibre aux écosystèmes maltraités. Paul doit apprendre à préserver son libre arbitre, alors qu’il se découvre l’instrument d’une manipulation millénaire, comme cette force inconsciente des gènes qui nous dirige à notre insu.

Embrassant la pensée autochtone, entrevoyant leur rêve d’un monde à l’équilibre écologique retrouvé, et s’ouvrant aux mystères des écosystèmes de Dune, Paul est confronté à leur ferveur religieuse. Il appréhende le grand mouvement révolutionnaire qui prendra forme en son nom. Grâce à lui, l’humanité pourra peut-être retrouver son chemin et réinstaurer l’espace sacré réservé à la nature, sans tomber dans le piège sanglant, il l’espère de tout son cœur, du fanatisme.

Si l’on accepte le cinéma comme une passerelle entre le monde des songes et la réalité, et que ce rêve éveillé que propose l’adaptation de Dune s’inspire et du roman et des trajectoires que nous avons collectivement empruntées, comme Frank Herbert, je ne peux qu’anticiper avec crainte les violences qu’inspirera une nature finalement acculée au pied du mur. De toute évidence, si nous ne modifions pas notre trajectoire, comme Paul Atréides, il nous faudra apprendre à nager dans des eaux étranges.

Denis Villeneuve

PRÉFACE DE PIERRE BORDAGE

Cher Frank Herbert,

L’envie de vous écrire, qui m’a taraudé très longtemps avant que je l’enfouisse dans l’un de mes jardins secrets, resurgit aujourd’hui à l’occasion du cinquantième anniversaire de la publication de Dune en France. Vous m’intimidiez, vous que je n’ai jamais rencontré. Je commence à comprendre, après une trentaine d’années d’écriture, que l’auteur n’est pas l’homme, que se disséminent dans ses œuvres ses parts sombres et lumineuses, banales et grandioses, héroïques et médiocres, aimantes et haineuses, que bâtir des mondes réclame une énergie folle et un brin de mégalomanie, que les béances de l’enfance inassouvie se mêlent étroitement au besoin névrotique d’être célébré, aussi laisserai-je à d’autres la tâche ardue d’explorer en détail votre biographie. Je me contenterai de supposer que votre vie, comme la plupart des existences d’ailleurs, a suivi des cours inattendus jusqu’au jour où vous avez rencontré le succès, et même après sans doute. Que le monde de Dune est issu d’une multitude d’expériences personnelles, comme la lecture assidue de romans d’aventures, la fréquentation des gens de pouvoir, une balade magique au-dessus d’un paysage de sable, l’étude des écosystèmes, des religions et des populations des déserts, la connaissance de Jung et de ses travaux psychanalytiques, une conversation avec votre ami Jack Vance sous le ciel étoilé de Californie. Qu’un jour, l’occasion s’est présentée d’entamer les premières lignes de votre roman avec le mélange d’enthousiasme et d’inquiétude qui caractérise tout commencement. Que le découragement vous est tombé dessus à la première embûche, mais que, guidé par un fil lumineux dans vos labyrinthes intérieurs, vous avez égaillé les doutes, ces charognards de l’esprit, et vous vous êtes drapé dans cette vertu essentielle pour un écrivain qu’est la persévérance.

Une œuvre, et particulièrement un cycle de cette ampleur, est souvent un incessant aller et retour entre exaltation et consternation. Je vous imagine, penché sur votre bureau, en train de bâtir votre monde à la seule force de vos mots, ses systèmes politiques, ses rivalités ancestrales, ses enjeux colossaux, ses confréries plus ou moins secrètes, ses écosystèmes fantastiques. Peut-être également que l’écriture de Dune vous est venue d’un jet, comme un jaillissement de source, et que vous n’avez levé le nez de vos feuillets (rédigés à la main ? sur une machine à écrire ?) qu’en inscrivant les mots Fin du livre 1 en bas ou au milieu de la page. Dans quel état étiez-vous alors ? Étiez-vous simplement soulagé d’être venu à bout du premier tome de cette titanesque entreprise ? Pensiez-vous avoir accouché d’un chef-d’œuvre ? Rêviez-vous à un succès fulgurant ou aviez-vous un rejet, un dégoût presque, de ce texte auquel vous aviez consacré des heures, des jours, des mois, une ou plusieurs années ? Correspondait-il au livre que vous aviez imaginé ? Aviez-vous conçu un plan précis, et, dans l’affirmative, l’avez-vous scrupuleusement respecté ou bien vous en êtes-vous légèrement ou largement écarté ? Les personnages vous ont-ils obéi jusqu’au bout ou ont-ils pris leur liberté ? Se sont-ils rebellés contre votre volonté de démiurge ? Aviez-vous des regrets, des remords, des frustrations ? La tentation vous a-t-elle effleuré de faire table rase et de recommencer depuis le début ? Tant de questions que j’aurais adoré vous poser et auxquelles je ne recevrai jamais de réponse. Sans doute revient-il à d’autres, pourquoi pas à l’un de vos proches, de soulever des coins de vos voiles, de révéler une part de vos mystères.