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À nouveau, le bruit des colis que l’on déchargeait retentit dans l’entrée. Jessica eut un soupir.

À sa droite, le portrait du père du Duc était appuyé contre une caisse. Le ruban de l’emballage s’en échappait comme quelque décoration en désordre. La main gauche de Jessica était refermée sur l’extrémité de ce ruban. Près du tableau, il y avait une tête de taureau noire montée sur une plaque de bois poli. Cette tête était comme un îlot obscur au centre d’une mer de papier froissé. La plaque reposait bien à plat sur le sol et le mufle luisant du taureau se dressait vers le lointain plafond comme si la bête affrontait quelque défi dans cette pièce où résonnaient d’innombrables échos.

Jessica se demandait à quelle impulsion elle avait pu obéir en déballant ces deux objets avant tout autre. La tête de taureau et le tableau. Certainement, il y avait quelque chose de symbolique dans l’image qu’ils composaient. Jamais, depuis que les mandataires du Duc l’avaient achetée à l’École, elle ne s’était sentie à ce point effrayée, désemparée.

La tête et le tableau.

Ils accentuaient son trouble. Elle frissonna et contempla à nouveau les étroites fenêtres. C’était encore le début de l’après-midi et, sous cette latitude, le ciel apparaissait noir et froid, beaucoup plus sombre que le tranquille ciel bleu de Caladan. Et Jessica ressentit en cet instant le premier pincement du mal du pays. Caladan est si loin, songea-t-elle.

« Nous y voici ! » C’était la voix du Duc.

Jessica, détournant son regard des fenêtres, le vit qui pénétrait dans le grand hall par l’entrée en voûte. Son uniforme noir de travail sur lequel la crête de faucon apparaissait en rouge semblait froissé et usé.

« Je craignais que vous ne vous soyez perdue dans cet endroit hideux », dit-il.

« C’est une froide demeure », dit Dame Jessica. Comme elle contemplait cet homme, elle retrouvait sa grandeur, cette peau sombre qui lui faisait songer à des bouquets d’olivier, à l’éclat d’un soleil d’or sur des eaux bleues. Dans ses yeux gris, il y avait un peu de la fumée d’un feu de bois. Mais le visage était celui d’un prédateur : aigu, tout en angles nets, en facettes. Elle eut peur de lui, soudain, et sa poitrine se serra. Il était devenu si sauvage, si déterminé depuis qu’il avait décidé d’obéir à l’Empereur.

« Cette cité tout entière est froide », dit-elle.

« Ce n’est qu’une petite ville de garnison sale et poussiéreuse. Mais nous allons changer tout cela. (Il contempla le hall.) Cette salle est un des lieux réservés au public. Je viens de visiter quelques-uns des appartements familiaux de l’aile sud. Ils sont bien plus agréables. » Il s’approcha de Jessica et lui toucha le bras, admirant en silence sa beauté pleine de dignité. Ses pensées revinrent au mystère de sa naissance. Était-elle née d’une Maison renégate ? De quelque lignée royale bannie ? Elle avait plus de majesté que le sang impérial lui-même n’en pouvait donner.

Sous la pression de son regard, elle se tourna à demi, révélant au Duc son profil. Il n’y avait en elle, se dit-il, rien qui mit en évidence sa beauté, rien qui l’imposât à l’attention. Son visage, sous le casque de ses cheveux couleur de bronze poli, était ovale. Ses yeux, très écartés, étaient aussi clairs, aussi verts que le ciel d’un matin de Caladan. Son nez était petit, sa bouche large et généreuse. Sa silhouette était agréable mais discrète ; elle était grande, cependant, mais ses formes étaient estompées.

En cet instant, le Duc se souvint que les Sœurs de l’École l’avaient qualifiée d’osseuse, ainsi que les mandataires qui l’avaient achetée. Mais c’était là une description bien rudimentaire. Jessica avait apporté à la lignée des Atréides une réelle beauté. Le Duc était heureux que Paul en eût bénéficié.

« Où est Paul ? » demanda-t-il.

« Quelque part dans la demeure. Il prend ses leçons avec Yueh. »

« En ce cas, il est sans doute dans l’aile sud, dit le Duc. Je croyais effectivement avoir entendu la voix de Yueh mais je n’ai pas eu le loisir de m’en assurer. (Il regarda Jessica, hésita.) Je ne suis venu ici que pour accrocher la clé de Castel dans ce hall. »

Elle retint son souffle, réprimant l’envie qu’elle éprouvait soudain de se rapprocher de lui. Accrocher la clé de Castel Caladan… Il y avait une intention précise dans un tel geste. Mais ce n’était ni le lieu ni l’instant pour rechercher quelque consolation.

« J’ai vu votre bannière sur la demeure en arrivant », dit-elle.

Le regard du Duc s’était posé sur le portrait de son père. « Vous vous apprêtiez à accrocher cela. Mais où ? »

« Quelque part, là. »

« Non. » Le mot était net, définitif. Toute discussion ouverte lui était refusée, elle ne pouvait avoir recours qu’à la ruse. Pourtant, elle devait essayer, ne fût-ce que pour se voir confirmer qu’elle ne pouvait l’abuser.

« Mon Seigneur, si seulement vous… »

« Ma réponse reste non. Je suis d’une indulgence coupable avec vous pour bien des choses, mais pas pour celle-ci. Je viens de la salle à manger où il y a… »

« Mon Seigneur ! Je vous en prie ! »

« Il convient de choisir entre votre digestion et ma dignité ancestrale, ma chère. Ils seront accrochés dans la salle à manger. »

Elle soupira. « Oui, Mon Seigneur. »

« Vous pourrez renouer avec votre habitude de dîner dans vos appartements quand vous le désirerez. Je n’exigerai que vous soyez présente à la place qui est vôtre que lors des réceptions. »

« Je vous remercie, Mon Seigneur. »

« Et ne soyez pas si froide et si cérémonieuse ! Soyez reconnaissante que je ne vous aie point épousée, ma chère. Ce serait alors votre devoir que d’être présente à chaque repas. »

Elle acquiesça, le visage impassible.

« Hawat a déjà placé votre goûte-poison personnel sur la table, reprit le Duc. Mais il y en a un portatif dans votre chambre. »

« Vous aviez prévu ce… désagrément », dit-elle.

« Ma chère, je pense aussi à votre bien-être. J’ai engagé des servantes. Elles sont d’origine locale mais Hawat les a sélectionnées. Toutes sont Fremen. Elles vous serviront jusqu’à ce que nos gens en aient terminé avec les tâches qui sont les leurs actuellement. »

« Peut-il se trouver ici quelqu’un de sûr ? »

« Tous ceux qui haïssent les Harkonnen le sont. Il se pourrait même que vous désiriez garder la gouvernante : la Shadout Mapes. »

« Shadout ? Est-ce là un titre Fremen ? »

« On m’a dit que cela signifiait “qui creuse les puits”. Un tel nom est plein d’implications, ici. Il se peut qu’elle ne corresponde pas à votre idée d’une servante, toutefois, et en dépit de ce qu’en dit Hawat, sur la foi du rapport de Duncan. Tous deux sont convaincus qu’elle désire servir, et qu’elle désire plus particulièrement vous servir, vous. »

« Moi ? »

« Les Fremen ont appris que vous étiez Bene Gesserit. Et des légendes courent à propos des Bene Gesserit. »

La Missionaria Protectiva, pensa Jessica. Il n’est pas de monde qui lui échappe.

« Cela signifie-t-il que Duncan a réussi ? Les Fremen seront-ils nos alliés ? »

« Il n’y a rien de bien précis encore, dit le Duc. Selon Duncan, ils souhaitent pouvoir nous observer pendant quelque temps. Cependant, ils ont promis d’observer une trêve et de ne pas attaquer nos villages de la frontière. C’est là un gain plus important qu’il peut sembler. Hawat m’a dit que, pour les Harkonnen, les Fremen ont été une douloureuse épine dans le flanc et que l’on garde soigneusement secrète la vérité sur l’étendue de leurs ravages. Il eût été utile pour l’Empereur de connaître l’incurie des gens d’Harkonnen. »