« Une gouvernante Fremen, dit Jessica en revenant à la Shadout Mapes. Elle aura donc les yeux tout bleus. »
« Ne vous laissez pas abuser par l’apparence de ces gens. Ils ont en eux une force et une vitalité réelles. Je pense qu’ils représentent tout ce dont nous avons besoin. »
« C’est un jeu dangereux. »
« Ne revenons pas sur cette question », dit le Duc.
Jessica s’efforça de sourire. « Nous sommes bel et bien engagés, cela ne fait aucun doute », dit-elle. Puis, rapidement, elle pratiqua l’exercice de retour au calme : deux aspirations, la pensée rituelle. Elle demanda ensuite : « Je vais assigner les différents appartements. Avez-vous quelque désir particulier ? »
« Un de ces jours, il faudra que vous m’appreniez comment vous faites cela, dit le Duc. Comment vous repoussez vos soucis pour revenir à des questions pratiques. Cela doit être bene gesserit. »
« C’est un truc de femme », dit Jessica.
Il sourit. « Bien, revenons-en aux appartements. Assurez-vous que je dispose d’un vaste espace pour mon bureau, à proximité de la chambre. Je devrai affronter plus de paperasse ici que sur Caladan. Et il faudra également une chambre des gardes, bien sûr. Cela devrait suffire. Ne vous préoccupez pas de la sécurité de la demeure. Les hommes d’Hawat l’ont examinée en profondeur. »
« J’en suis bien certaine. »
Le Duc regarda sa montre. « Veillez à ce que nous soyons bien à l’heure locale d’Arrakeen. J’ai désigné un technicien pour s’occuper de cette question. Il ne devrait guère tarder à arriver. (Le Duc repoussa une mèche de cheveux qui tombait sur son front.) Il me faut maintenant regagner l’aire de débarquement. Le second transbordement devrait s’opérer d’un instant à l’autre. »
« Hawat ne pourrait-il s’en charger, Mon Seigneur ? Vous semblez tellement las. »
« Le bon Thufir est encore plus occupé que moi. Vous savez que cette planète est complètement infestée par les intrigues des Harkonnen. De plus, il me faut tenter de retenir certains des chasseurs d’épice. Le changement de fief leur laisse le libre choix et il m’est impossible d’acheter ce planétologiste que l’Empereur et le Landsraad ont désigné comme Arbitre du Changement. Il a accordé le libre choix. Près de huit cents spécialistes s’apprêtent à embarquer dans la navette de l’épice et un cargo de la Guilde les attend. »
« Mon Seigneur… » Jessica s’interrompit, hésitante.
« Oui ? »
Nul ne pourra l’empêcher d’essayer de rendre ce monde habitable pour nous, songea-t-elle. Et je ne puis user de mes tours contre lui.
« À quelle heure désireriez-vous dîner ? » demanda-t-elle enfin.
Ce n’est point là ce qu’elle s’apprêtait à dire, pensa le Duc. Ah, ma Jessica, si seulement nous pouvions être ailleurs en cet instant, n’importe où, loin de ce monde terrible, seuls, tous les deux, et sans soucis.
« Je mangerai sur le terrain, au mess des officiers. Ne m’attendez pas avant une heure avancée. Et… Oui, j’enverrai un garde-car prendre Paul. Je désire qu’il assiste à notre conférence stratégique. »
Il s’éclaircit la gorge comme s’il s’apprêtait à poursuivre, puis, soudain, il se détourna et sortit. Au-dehors, Jessica entendit le fracas d’un nouveau chargement de caisses que l’on déposait sur le seuil. Puis la voix du Duc s’éleva, autoritaire, hautaine, impérative. C’était toujours ainsi qu’il s’adressait à ses gens lorsqu’il était pressé par le temps. « Dame Jessica est dans le Grand Hall. Veuillez la rejoindre immédiatement. »
La porte claqua.
Jessica se retourna et ses yeux se posèrent sur le portrait du Vieux Duc. Il avait été peint par un artiste renommé, Albe, alors que le père du Duc avait encore à vivre la moitié de son existence. Le tableau le représentait en costume de matador, une cape magenta jetée sur son bras gauche. Ses traits étaient jeunes, presque aussi jeunes que ceux du duc Leto. Il avait le même regard gris, la même apparence d’oiseau de proie. Sans quitter des yeux le portrait, Jessica serra les poings.
« Soyez maudit ! Maudit ! Maudit ! » murmura-t-elle.
« Quels sont vos ordres, Noble Née ? »
C’était une voix de femme, chantante, ténue.
Jessica se retourna et découvrit une femme noueuse, à la chevelure grise, vêtue de l’informe tenue brunâtre des servantes. Elle était aussi ridée, aussi desséchée que tous ceux qui, ce même matin, avaient accueilli Jessica, tout au long du chemin depuis l’aire d’atterrissage. Tous semblaient rabougris et faméliques. Pourtant, songeait Jessica, Leto lui avait dit qu’ils étaient forts et sains. Les yeux… Oui, il y avait ces yeux, bien sûr, ces yeux d’un bleu profond et sombre, secrets, mystérieux. Jessica s’efforça d’éviter le regard de la femme.
Celle-ci inclina brièvement la tête. « On me nomme la Shadout Mapes, Noble Née. Quels sont vos ordres ? »
« Tu peux m’appeler “Ma Dame”, dit Jessica. Je ne suis pas de noble naissance. Je suis la concubine en titre du duc Leto. »
À nouveau, la femme eut cet étrange mouvement de tête, puis elle leva les yeux vers Jessica, cherchant son regard et demanda abruptement : « Il y a donc une femme ? »
« Non, il n’y en a pas et il n’y en a jamais eu. Je suis la seule… compagne du Duc, la mère de l’héritier du nom. »
En disant ces mots, Jessica ne pouvait s’empêcher de rire tout au fond d’elle de l’orgueil qu’elle laissait ainsi percer. Qu’a donc dit saint Augustin ? Que lorsque l’esprit commande au corps il est obéi, mais que lorsqu’il commande à lui-même il rencontre de la résistance ? Oui… Depuis quelque temps, je rencontre plus de résistance. Je devrais me retirer tranquillement en moi-même.
Un cri étrange s’éleva sur la route, au-dehors. Un cri qui se répéta : « Soo-soo-sook ! Soo-soo-Sook ! » Puis : « Ikut-eigh ! Ikhut-eigh ! » Et, de nouveau : « Soo-soo-Sook ! »
« Qu’est-ce donc là ? demanda Jessica. J’ai déjà entendu ce cri plusieurs fois ce matin, tandis que nous parcourions les rues. »
« Ce n’est qu’un marchand d’eau, Ma Dame. Mais il n’est point utile pour vous de lui prêter intérêt. Les citernes de cette demeure sont toujours pleines et elles contiennent cinquante mille litres d’eau. (La femme baissa les yeux sur sa robe brune.) Voyez-vous, Ma Dame, je n’ai même pas besoin de porter mon distille ici ! (Elle rit.) Et je n’en meurs pas ! »
Jessica hésita. Elle voulait poser des questions à cette Fremen, elle avait besoin d’être informée. Mais il était plus urgent de ramener l’ordre dans le château où régnait la confusion. Pourtant, la pensée de cette richesse que représentait l’eau en ce monde la troublait toujours.
« Mon époux m’a appris ton titre. Shadout. Je connais ce mot. Il est très ancien. »
« Vous connaissez donc les anciens langages ? » demanda la femme avec une étrange intensité dans la voix.
« Les langages constituent le premier enseignement bene gesserit. Je connais le bhotani-jib et le chakobsa, tous les langages de chasse. »
Mapes hocha la tête. « Exactement ce que dit la légende. »
Pourquoi me livrer à cette comédie ? se demanda Jessica. Mais les voies bene gesserit étaient détournées et l’on ne pouvait s’en écarter.
« Je connais les Choses Sombres et les dits de la Grande Mère », fit-elle. Dans l’apparence de la femme, dans chacun de ses gestes, elle découvrait des signes révélateurs, évidents. Elle reprit : « Miseces prejia. Andral t’re pera ! Trada cik buscakri miseces perakri ! » Elle avait parlé en langage chakobsa, et Mapes fit un pas en arrière comme si elle se préparait à fuir.
« Je connais bien des choses. Je sais que tu as donné le jour à des enfants, que tu as perdu ceux que tu aimais, que tu t’es cachée dans la crainte, que tu as pratiqué la violence et que tu la pratiqueras encore. Je connais bien des choses. »