« Nous considérons cet endroit d’un œil trop critique, dit-elle. Il y a ici autant d’espoir que de danger. L’épice pourrait nous rendre riches. Et avec un important trésor devant nous, nous pourrions façonner ce monde selon nos désirs. »
Au fond d’elle-même, elle eut un rire silencieux. Qui suis-je en train de chercher à convaincre ? Et son rire éclata à travers toutes ses contraintes. Un rire sec, sans joie. « Mais bien sûr on ne peut pas acheter la sécurité », dit-elle.
Yueh détourna son visage. Si seulement, songea-t-il, il était possible de les haïr plutôt que de les aimer, tous ! Par ses manières, et de bien des façons, Jessica ressemblait à sa Wanna. Cette pensée, pourtant, contenait ses propres implications qui ne faisaient que renforcer sa détermination. La cruauté des Harkonnen était déconcertante et Wanna pouvait aussi bien être encore en vie. Il devait en être certain.
« Ne vous inquiétez pas pour nous, Wellington, dit Jessica. Ce sont là nos problèmes, non les vôtres. »
Elle pense que je m’inquiète pour elle ! Il refoula ses larmes. Et je m’inquiète, oui. Mais je dois affronter ce noir Baron lorsque son forfait sera accompli et saisir une chance de le frapper alors, quand il sera faible, à l’instant de son triomphe !
Il eut un soupir.
« Risquerai-je de déranger Paul en allant jeter un regard sur lui ? » demanda Jessica.
« Nullement. Je lui ai donné un sédatif. »
« Il supporte bien le changement ? »
« Il est seulement un peu plus fatigué qu’à l’accoutumée, et excité, aussi, mais quel jeune garçon de quinze ans ne le serait pas en de telles circonstances ? » Il marcha jusqu’à la porte et l’entrouvrit. Jessica le suivit et plongea son regard dans la pénombre de la chambre.
Paul reposait sur un lit étroit. Il avait glissé un bras sous la couverture légère et ramené l’autre sur sa tête. Le jour, à travers les persiennes, venait poser une trame d’ombre et de lumière sur le lit et sur le visage de Paul. Un visage ovale comme celui de sa mère, songea Jessica. Mais les cheveux étaient ceux du Duc. Une tignasse d’un noir charbonneux. Le regard de Jessica glissa sur les paupières closes de son fils, sur ses longs cils, et elle sentit ses craintes s’estomper. Ce qu’elle lisait sur le visage de Paul, c’était aussi bien un reflet d’elle-même que les traces plus marquées du père, de plus en plus marquées, comme si l’homme mûr transparaissait sous l’enfant.
Et elle pouvait concevoir en cet instant les traits de son fils comme le produit raffiné de cheminements hasardeux, suites d’événements innombrables qui convergeaient vers ce nexus. Elle eut envie de s’agenouiller auprès du lit et de prendre son fils entre ses bras. Mais la présence de Yueh l’en empêcha. Elle fit un pas en arrière et referma doucement la porte. Yueh avait repris sa faction devant la fenêtre. Il n’avait pu supporter le regard de Jessica devant son fils. Pourquoi Wanna ne m’a-t-elle point apporté d’enfant ? se demanda-t-il. Je suis docteur, je sais qu’aucune raison physique ne s’y opposait. À moins qu’il n’y ait eu quelque explication bene gesserit ? Était-il possible qu’on l’est destinée à autre chose ? Mais à quoi ? Elle m’aimait. J’en suis certain.
Pour la première fois lui vint la pensée qu’il pouvait faire partie d’un plan plus vaste et plus complexe que son esprit ne pouvait le concevoir.
Jessica était revenue à ses côtés. « Le sommeil de l’enfant est un abandon si complet », dit-elle.
Yueh répondit mécaniquement : « Si seulement les adultes pouvaient se reposer de la sorte. »
« Oui. »
« Où avons-nous perdu cela ? » murmura-t-il.
Elle le regarda. Elle avait perçu l’étrangeté de sa voix mais elle pensait encore à Paul, aux nouvelles obligations de son éducation, à toutes les différences qui allaient se manifester dans son existence sur ce monde, une existence qui ne ressemblerait pas à celle qu’elle avait un jour rêvée pour lui.
« Bien sûr, nous perdons quelque chose », dit-elle. Sur la droite, elle regarda le frissonnement gris-bleu des buissons agités par le vent au long de la pente, feuilles poussiéreuses et branches griffues.
Le ciel trop sombre semblait se refermer au-dessus de la pente et la clarté laiteuse du soleil d’Arrakeen donnait au paysage un reflet argenté – comme celui de la lame du krys qu’elle dissimulait dans son corsage.
« Le ciel est si sombre », dit-elle.
« C’est dû en partie au manque d’humidité. »
« L’eau ! L’eau ! Où que l’on se tourne ici, on entend parler du manque d’eau ! »
« C’est là le précieux mystère d’Arrakis », dit Yueh.
« Mais pourquoi y en a-t-il si peu ? La roche, ici, est volcanique. Et je pourrais vous citer une dizaine d’autres sources d’énergie. Il y a aussi la glace polaire. On dit qu’il est impossible de forer dans le désert, que les tempêtes et les marées de sable détruisent le matériel plus vite qu’on ne peut l’installer, quand les vers de sable ne vous attrapent pas avant. De toute manière, nul n’a jamais trouvé la moindre trace d’eau. Mais le mystère, Wellington, le grand mystère ce sont les puits qui ont été creusés ici même. En avez-vous entendu parler ? »
« D’abord un filet d’eau, dit-il, puis, plus rien. »
« Le mystère est là, Wellington. Il y a de l’eau. Elle se tarit. Et elle ne revient plus jamais. Un autre puits creusé à proximité donnera le même résultat : un filet d’eau qui disparaît ensuite. Et personne ne s’est inquiété de cela ? »
« J’admets que c’est curieux. Mais vous pensez à la présence de quelque agent vivant ? Les échantillons de terrain l’auraient mis en évidence. »
« Qu’auraient-ils mis en évidence ? Une plante étrangère ? Un animal ? Comment pourrait-on l’identifier ? (Le regard de Jessica revint à la pente gris-bleu.) L’eau est arrêtée. Quelque chose l’absorbe. Voilà ce que je crois. »
« Peut-être l’explication est-elle déjà connue, dit Yueh. Les Harkonnen ont censuré bien des sources d’information sur Arrakis. Ils avaient sans doute une raison pour garder l’explication secrète. »
« Quelle raison ? Et puis, il y a aussi l’humidité atmosphérique. Elle est assez faible, bien sûr, mais elle existe. Et elle fournit même la majeure partie de l’eau, ici, grâce aux précipitateurs et aux pièges à vent. D’où provient-elle ? »
« Des calottes polaires ? »
« L’air froid ne recèle que peu d’humidité, Wellington. Non, il y a ici, derrière le voile des Harkonnen, des choses qui résistent à toute investigation et qui ne sont pas toutes liées directement à la question de l’épice. »
« Nous sommes certainement derrière le voile des Harkonnen, commença Yueh. Peut-être. » Il s’interrompit. Jessica fixait soudain sur lui un regard particulièrement intense. Il demanda : « Qu’y a-t-il ? »
« Cette façon dont vous avez dit Harkonnen, dit-elle. Même la voix du Duc, lorsqu’il prononce ce nom haï, ne se gonfle point d’autant de venin. J’ignorais que vous aviez des raisons personnelles de les haïr, Wellington. »
Grande Mère ! songea-t-il. Je viens d’éveiller ses soupçons ! À présent, je devrai jouer de toutes les ruses que Wanna m’a enseignées. Il n’y a qu’une solution : dire la vérité aussi longtemps que je le pourrai.
« Vous ignoriez que ma femme, ma Wanna… », dit-il. Puis il haussa les épaules. Sa gorge s’était serrée, tout à coup. Il tenta de reprendre : « Je… » Mais les mots ne venaient pas. La panique l’envahit. Il ferma les yeux. Dans sa poitrine, il ressentit comme une douleur et même un peu plus jusqu’à ce qu’une main vînt toucher doucement son bras.