Quelle importance, dans le fond ? Votre œuvre est ce qui reste de vous, et l’on risque d’inutiles et amères désillusions à chercher l’homme dans l’écrivain. Vous demeurerez toujours pour moi le père de Dune, et je me satisferai pleinement de mon intimité avec vos mots. Je garde à l’esprit qu’il y a beaucoup de vous dans l’écriture, ce redoutable filet qui drague les profondeurs de l’inconscient pour ramener à la surface des aspects de l’auteur que lui-même ignore, mais je ne chercherai pas à traquer votre personnalité dans votre texte. Je peux aussi bien vous entrevoir dans le duc Leto Atréides que dans son fils Paul Muad’Dib, dans le mentat et maître assassin Thufir Hawat que dans l’empereur Shaddam IV, dans le baron Vladimir Harkonnen, affublé pourtant de quelques penchants coupables, que dans la Révérende Mère Mohiam, dans Dame Jessica, épouse du duc Leto et mère de Paul, que dans Glossu Rabban, dit la Bête en raison de sa grande cruauté, dans un soldat sardaukar que dans Stilgar, le naib du sietch Tabr… Je perçois votre souffle dans l’élimination des machines pensantes par le Jihad butlérien, dans l’école des mentats, dans les arcanes de la Guilde spatiale, dans les intrigues du Bene Gesserit, dans les croyances du peuple fremen, dans les évolutions des danseurs-visages du Bene Tleilax… C’est le privilège et la responsabilité du créateur que de se tapir dans chaque recoin de son monde. Si nous sommes vraiment issus de la déflagration originelle, je présume qu’en tant que lointains descendants de l’instant premier créateur, le fiat lux originel, nous en gardons tous des réminiscences, une empreinte plus ou moins marquée. De la même façon, vous imprégnez chaque scène, chaque paysage, chaque organisation, chaque écosystème, chaque personnage, chaque croyance, chaque bataille, chaque manipulation, chaque péripétie, chaque grain de sable qui forment l’univers de Dune.
C’est vous dire, cher Frank Herbert, à quel point est fascinante la complexité de votre création et, par conséquent, de votre être. Dès la première page, dès la première épigraphe extraite du Manuel de Muad’Dib par la princesse Irulan, je suis devenu l’un de vos inconditionnels. Ce court paragraphe m’a instantanément projeté dans un autre temps et un autre espace, provoquant en moi le fameux effet vertige propre à la science-fiction, genre que je venais tout juste de découvrir à l’université de Nantes lors d’un cours de littérature comparée (au passage, je rends hommage à l’ouverture d’esprit du professeur qui n’avait pas hésité à accoler ces deux mots, littérature et science-fiction, dans un temple des Lettres). Les auteurs d’imaginaire sont coutumiers du procédé. L’épigraphe permet d’éclairer la construction fictive sous d’autres angles et lui confère une véritable dimension verticale qui, un peu comme des fondations, consolide l’ouvrage en lui attribuant une forme de légitimité historique. Le récit paraît ainsi s’être glissé par effraction dans la mémoire collective. Les quelques lignes de la première épigraphe de Dune m’annonçaient que j’entrais dans une histoire suffisamment étayée et solide pour donner naissance à ses propres légendes. Une porte s’entrebâillait sur un monde qui dévoilait quelques-uns de ses monts et merveilles : les sœurs du Bene Gesserit, un mystérieux héros appelé Muad’Dib, l’empereur Padishah Shaddam IV, la planète Arrakis, plus connue sous le nom de Dune… Les noms, à la fois familiers et étranges, me raccrochaient aux antiques légendes terrestres. Les mots latins Bene Gesserit me plongeaient dans des périodes méconnues d’avant le Moyen Âge, le nom de Muad’Dib me renvoyait à la langue et aux traditions arabes, celui de Padishah à la culture perse. Shaddam IV, figure d’un antique système politique en voie d’obsolescence, régnait sur des planètes inconnues, Arrakis, Caladan, indice de lointaines conquêtes spatiales, donc d’une civilisation future ayant développé une technologie avancée. Le tout, telle une bande-annonce redoutable, me donnait une furieuse envie de plonger corps et âme dans le récit et de relier les fils en apparence inextricables.
Voilà comment vous m’avez piégé, cher Frank Herbert. Bercé depuis l’enfance par les mythologies et les épopées héroïques, je me suis retrouvé à la fois en terrain familier et dans des mondes inconnus. Vous avez réussi à compresser l’espace dans les sillons narratifs creusés par nos lointains ancêtres. L’odyssée de Paul Atréides sur la désertique planète Dune a tout d’un récit homérique. Sa famille, tout d’abord, se targue comme son nom l’indique de plonger ses racines dans l’Antiquité grecque. Les trahisons qui aboutissent à la chute de la maison Atréides rappellent ces perfidies qui sont l’un des leviers principaux des mythes terrestres. Râma, dans l’épopée du Râmâyana par exemple, est exilé de la ville et déchu de son titre de prince héritier suite aux manœuvres traîtresses de la troisième épouse de son père. Les dons de Paul, obtenus par des principes éducatifs élitistes, en font d’emblée un être d’exception. Son âge, sa fuite, son errance dans le désert, sa rencontre avec le peuple fremen, sa transformation en chef de guerre, sont typiques des récits d’apprentissage où l’aspirant héros affronte de nombreuses épreuves avant d’épouser son extraordinaire destinée. Je me suis rendu compte, par la suite, que bon nombre de space operas entrelaçaient les ressorts archaïques et l’exploration spatiale, comme si, plus on s’éloignait de l’ici et maintenant, plus l’auteur pris de vertige ressentait le besoin de se raccrocher de toutes ses forces à ses racines terrestres. Qu’en est-il pour vous, cher Frank Herbert ? Avez-vous ressenti l’ivresse de l’infini, ou bien avez-vous sciemment utilisé les vieux schémas narratifs pour mieux les tordre par la suite, comme semblent l’indiquer les tomes suivants ? Vous êtes-vous laissé emporter par votre propre flot, ou aviez-vous prévu dès le départ de vous livrer à une réflexion sur le pouvoir, vous qui avez un temps arpenté ses arcanes ?
Vous n’avez pas connu les réseaux sociaux, où chacun peut exprimer une opinion sur votre œuvre, ou vous prêter des intentions qui vous étaient peut-être étrangères, mais les discussions enflammées à votre sujet sont la preuve irréfutable de l’extraordinaire dimension de votre travail. Un univers aussi foisonnant recèle évidemment un grand nombre d’énigmes, dont je ne suis pas certain que vous soyez vous-même en mesure de les résoudre toutes. Je me suis interrogé, entre autres, sur la fonction de la religion dans Dune. On pourrait ne voir dans vos références constantes au jihad et à la religion musulmane qu’une simple transposition des populations les plus connues des déserts terrestres, les bédouins et autres Touaregs, et de la religion qui leur est communément associée, l’islam. On pourrait également penser que pour combattre un empire galactique aussi tentaculaire, aussi figé que celui de l’Impérium, on a besoin de l’extraordinaire puissance conférée par la croyance mystique. Le jihad représente la forme de combat la plus extrême, la moins corruptible, parce qu’il est avant tout dirigé contre soi-même et qu’il se cultive dans un désert implacable traversé de tempêtes dantesques où la moindre goutte est vénérée comme le plus précieux des trésors. Les guerriers fremens, les autochtones de Dune, survivent dans des conditions difficiles dans l’attente de la guerre libératrice promise depuis des siècles. Ils portent leurs distilles, ces combinaisons qui leur permettent de recueillir les excrétions de leurs corps pour les recycler en eau, comme des armures. Quand Paul, en fuite, échoue dans l’un de leurs sietchs, ils reconnaissent en lui le Mahdi, le messie de leurs prophéties (ou des prophéties inspirées par les sœurs du Bene Gesserit, maîtresses en manipulations génétiques et tisseuses d’avenirs) et, sous ses ordres, forment immédiatement une redoutable armée de reconquête.