Le Duc observait Halleck, plein d’admiration pour ce vilain petit homme dont les yeux luisaient comme des cristaux d’une intelligence sauvage. Un homme qui vivait hors des faufreluches tout en obéissant au moindre de leurs préceptes. Comment Paul l’avait-il appelé ? Gurney l’homme brave. Ses cheveux d’un blond délavé recouvraient à peine les zones dénudées de son crâne. Sa large bouche dessinait une grimace de satisfaction et la cicatrice de vinencre, sur sa mâchoire, bougeait, comme animée d’une vie propre. Tout en lui dénotait l’homme solide, efficace. Il s’inclina devant le Duc.
« Gurney », dit Leto.
« Mon Seigneur, ce sont les derniers. (D’un mouvement de sa balisette, il désigna les hommes qui les entouraient.) J’aurais préféré arriver avec la première vague, mais… »
« Il reste encore quelques Harkonnen pour toi, dit le Duc. Viens par ici, il faut que nous parlions. »
« À vos ordres, Mon Seigneur. »
Ils se retirèrent dans une alcôve, non loin d’un distributeur d’eau, tandis que les hommes arpentaient la grande salle de long en large. Halleck posa son sac dans un coin, mais ne lâcha pas sa balisette.
« Combien d’hommes peux-tu fournir à Hawat ? » demanda le Duc.
« Thufir est-il en difficulté ? »
« Il n’a perdu que deux agents mais les hommes qu’il avait envoyés en reconnaissance nous ont rapporté une image assez précise du dispositif harkonnen. En agissant rapidement, nous pouvons gagner un surcroît de sécurité, l’espace nécessaire pour respirer. Hawat a besoin d’autant d’hommes que tu peux en disposer, des hommes qui ne rechigneraient pas devant un couteau. »
« Je peux lui en fournir trois cents des meilleurs, dit Halleck. Où dois-je les envoyer ? »
« À la porte principale. Un agent de Hawat les y attendra. »
« Dois-je m’en occuper immédiatement, Mon Seigneur ? »
« Dans un instant. Nous avons auparavant un autre problème. Sous un prétexte ou un autre, le commandant du terrain fera attendre la navette ici jusqu’à l’aube. Le long-courrier de la Guilde qui nous a amenés reprend son service et la navette est censée entrer en contact avec un cargo chargé d’épice. »
« Notre épice, Mon Seigneur ? »
« Notre épice, oui. Mais à bord de la navette se trouveront aussi certains chasseurs d’épice de l’ancien régime. Ils ont choisi de partir lors du changement de Fief et l’Arbitre du Changement le leur a permis. Ce sont des travailleurs de valeur, Gurney. Ils sont environ huit cents. Avant le départ de la navette, il faut que nous persuadions certains d’entre eux de s’engager à notre service. »
« Faut-il que nous soyons très persuasifs, Mon Seigneur ? »
« Je désire qu’ils coopèrent de leur plein gré, Gurney. Ces hommes possèdent le métier et l’expérience dont nous avons besoin. Le fait qu’ils aient choisi de partir laisse à penser qu’ils ne sont pas liés aux machinations des Harkonnen. Bien sûr, Hawat pense que certains mauvais éléments ont pu s’infiltrer dans le groupe mais il voit des assassins dans le moindre recoin d’ombre. »
« Il fut un temps où Thufir a découvert certains recoins particulièrement peuplés, Mon Seigneur. »
« Et il en a de même oublié certains autres. Mais je pense que les Harkonnen auraient fait preuve de trop d’imagination en glissant des agents dans le groupe des émigrants. »
« C’est possible, Mon Seigneur. Où sont ces gens ? »
« Au niveau inférieur, dans la salle d’attente. Je te suggère d’y descendre et de leur jouer quelques notes afin de leur adoucir l’esprit. Ensuite, tu pourras te mettre au travail. Offre des postes à ceux qui sont particulièrement qualifiés. Et vingt pour cent de plus que ce qu’ils recevaient des Harkonnen. »
« Pas plus, Mon Seigneur ? Je connais l’échelle des salaires harkonnens. Ces hommes ont leur dernière paye en poche et ils ont envie de voir du pays… Non, Mon Seigneur, je ne pense pas que vingt pour cent d’augmentation suffisent à les retenir ici. »
« Alors agis selon ta propre idée pour les cas particuliers, dit le Duc d’un ton impatient. Mais rappelle-toi que le trésor n’est pas inépuisable. Dans la mesure du possible, tiens-t’en à vingt pour cent. Nous avons plus spécialement besoin de conducteurs, de météorologistes, d’hommes des dunes, avec une longue expérience du sable. »
« Je comprends, Mon Seigneur. Ils viendront à l’appel de la violence : leurs visages s’offriront au vent d’est et ils recueilleront le sable captif. »
« Une citation très émouvante, dit le Duc. Confie ton équipe à un lieutenant. Veille à ce qu’il serre un peu la vis pour l’eau. Les hommes passeront la nuit dans le casernement, près du terrain. Le personnel du terrain s’occupera d’eux. Et n’oublie pas les hommes pour Hawat. »
« Trois cents des meilleurs, Mon Seigneur. (Halleck reprit son sac spatial.) Où devrai-je me présenter pour vous faire mon rapport lorsque j’en aurai fini avec mes tâches ? »
« J’ai fait aménager une salle en haut. Nous nous y réunirons. Je désire que nous mettions au point un nouvel ordre de dispersion planétaire, les escouades blindées venant en premier. »
Halleck, qui était sur le point de s’éloigner, s’arrêta net et ses yeux rencontrèrent ceux du Duc. « Vous prévoyez ce genre de difficulté, Mon Seigneur ? Je croyais que l’on avait désigné un Arbitre du Changement. »
« Combat ouvert, combat clandestin, dit le Duc. Il y aura beaucoup de sang répandu ici avant que nous en ayons terminé. »
« Et l’eau de la rivière se changera en sang sur la terre sèche. »
Le Duc soupira. « Hâte-toi, Gurney. »
« Très bien, Mon Seigneur. (La cicatrice de vinencre se plissa comme il souriait.) Voici l’âne sauvage du désert qui se rue vers son labeur ! » Et il s’éloigna rapidement vers ses hommes rassemblés au centre de la salle pour distribuer ses ordres.
Resté seul, Leto hocha la tête. Halleck ne cessait de l’étonner. Son esprit était plein de chansons, de citations et de phrases fleuries… mais son cœur était celui d’un assassin lorsque l’on prononçait le nom d’Harkonnen.
Sans hâte, Leto se dirigea vers l’ascenseur, traversant la salle en diagonale tout en répondant d’un geste distrait aux saluts. Reconnaissant un des hommes du groupe de propagande, il s’arrêta pour lui faire part d’un message qui serait ensuite transmis aux autres. Ceux qui avaient amené leurs femmes étaient certainement anxieux et il fallait qu’ils sachent si elles étaient saines et sauves et où ils pouvaient les retrouver. Quant aux célibataires, ils seraient certainement heureux d’apprendre que la population locale semblait compter plus de femmes que d’hommes.
Le Duc tapa sur le bras de l’homme de la propagande, ce qui signifiait que le message avait la priorité absolue et qu’il devait être transmis immédiatement. Puis il s’éloigna, répondant aux hommes d’un signe de tête, souriant, échangeant une plaisanterie avec l’un ou l’autre. Celui qui commande, songeait-il, doit toujours paraître confiant. Cette foi est comme un fardeau sur mes épaules. Je suis devant le danger et je ne dois pas le montrer.
Il ne put réprimer un soupir de soulagement quand il se fut engouffré dans l’ascenseur et que son regard ne rencontra plus que la surface neutre des portes.
Ils ont tenté de s’emparer de la vie de mon fils !
À proximité de l’entrée du terrain d’Arrakeen, grossièrement gravée à l’aide de quelque instrument rudimentaire, on pouvait lire une inscription que Muad’Dib devait se répéter bien souvent. Il la découvrit durant sa première nuit sur Arrakis. Alors qu’il se rendait au poste de commande ducal pour assister à la première réunion d’état-major. L’inscription était une supplique adressée à ceux qui quittaient Arrakis mais, pour l’enfant qui venait d’échapper de peu à la mort, le sens en était plus sombre encore. L’inscription disait : « Ô toi qui sais ce que nous endurons ici, ne nous oublie pas dans tes prières. »