« On sait que certaines choses m’échappent », dit Hawat avec amertume.
« Mais c’est impossible, te dis-je ! Les Harkonnen visent à détruire toute la lignée des Atréides, Paul compris. Ils ont déjà essayé une fois. Une femme pourrait-elle conspirer contre son propre fils ? »
« Peut-être ne conspire-t-elle pas contre lui ? La tentative d’hier pourrait n’avoir été qu’une subtile comédie. »
« Ce n’était pas une comédie. »
« Sire, elle est censée tout ignorer de son ascendance. Mais si jamais elle la connaît ? Qu’en serait-il si elle était orpheline, disons à cause des Atréides ? »
« Elle aurait agi depuis longtemps. Elle aurait glissé du poison dans mon verre… Ou elle m’aurait poignardé la nuit. Qui pourrait avoir de meilleures occasions qu’elle ? »
« C’est vous que les Harkonnen veulent détruire, Mon Seigneur. Leur intention n’est pas seulement de tuer. Il existe toute une gamme de moyens bien distincts dans l’art de la rétribution. Cette vendetta pourrait être un chef-d’œuvre entre toutes. »
Les épaules du Duc s’affaissèrent. Il ferma les paupières et parut ainsi très vieux et très las. Cela ne peut être, se dit-il. Elle m’a ouvert son cœur.
« Est-il meilleur moyen de me détruire qu’en semant le soupçon à l’égard de la femme que j’aime ? » demanda-t-il.
« C’est une interprétation à laquelle j’ai réfléchi, dit Hawat. Pourtant… »
Le Duc rouvrit les yeux, regarda le Mentat et pensa : Qu’il soupçonne. Soupçonner est son métier, pas le mien. Si je parais croire cela, peut-être quelque autre personnage commettra-t-il une imprudence…
« Que suggères-tu ? »
« Dans l’immédiat, une surveillance constante, Mon Seigneur. Il ne faut pas la perdre de vue, à aucun instant. Je veillerai à ce que ce soit fait discrètement. Pour ce travail, Idaho serait l’homme idéal. Nous pourrions peut-être le rappeler d’ici à une semaine. Nous disposons d’un jeune élément qui a été entraîné dans les troupes d’Idaho. Nous pourrions l’envoyer en remplacement auprès des Fremen. Il est très doué pour la diplomatie. »
« Nous ne pouvons courir le risque de rompre notre unique lien avec les Fremen. »
« Bien sûr que non, Sire. »
« Et Paul ? »
« Il conviendrait peut-être de prévenir le docteur Yueh. »
Le Duc lui tourna le dos. « Je m’en remets à toi. »
« Je serai discret, Mon Seigneur. »
Au moins puis-je compter sur cela, se dit le Duc.
« Je vais aller faire un tour, Thufir. Si tu as besoin de moi, je serai à l’intérieur du périmètre. La garde peut… »
« Mon Seigneur, avant de partir j’aimerais que vous lisiez un clip que j’ai là. C’est une première analyse approximative de la religion fremen. Vous vous souvenez que vous m’avez demandé un rapport à ce sujet. »
Le Duc s’arrêta mais ne se retourna pas. « Cela ne peut-il attendre ? »,
« Bien entendu, Mon Seigneur. Mais vous m’avez demandé ce qu’ils criaient. C’était Mahdi ! et le terme était adressé au jeune maître. Quand ils… »
« À Paul ? »
« Oui, Mon Seigneur. Une de leurs légendes, une prophétie, dit qu’il leur viendra un chef, l’enfant d’une Bene Gesserit, qui les conduira à la vraie liberté. C’est le thème habituel du messie. »
« Ils croient que Paul est ce… ce… »
« Ils l’espèrent seulement, Mon Seigneur. » Hawat lui tendit la capsule contenant le clip de bobine.
Le Duc la prit et la glissa dans une poche. « Je le regarderai plus tard. »
« Certainement, Sire. »
« Pour l’instant, il me faut… réfléchir. »
« Oui, Sire. »
Le Duc inspira profondément et se dirigea vers la porte. Il tourna sur sa droite vers le hall. Il marchait les mains croisées dans le dos, n’accordant que peu d’attention au lieu. Corridors, escaliers, balcons, salles… Et des gens qui le saluaient, qui s’écartaient sur son chemin.
Il finit par revenir à la salle de conférences, qu’il trouva dans l’obscurité. Paul s’était endormi sur la table. Le manteau d’un garde le recouvrait et sa tête reposait sur un sac à paquetage. Doucement, le Duc traversa la pièce et sortit sur le balcon qui dominait le terrain de débarquement. Un garde se trouvait là, dans l’angle. Il reconnut le Duc dans la faible clarté et se mit au garde-à-vous.
« Repos », murmura le Duc. Il s’appuya à la rambarde. Le métal était froid.
L’aube s’annonçait sur la cuvette désertique. Il leva les yeux. Loin au-dessus, les étoiles étaient déployées en une écharpe étincelante sur le bleu-noir du ciel. Juste au ras de l’horizon du sud, la seconde lune brillait dans un halo de poussière. Une lune étrange à la clarté sinistre. Et tandis que le Duc la contemplait, elle glissa derrière les collines du Bouclier, les couvrit un instant de gel. Dans l’obscurité soudain plus dense, Leto eut froid et il frissonna.
La colère jaillit en lui.
Les Harkonnen m’ont tourmenté, m’ont pourchassé, m’ont traqué pour la dernière fois. Des êtres de fiente aux âmes mesquines ! Mais je suis là, maintenant ! Et je dois gouverner avec l’œil autant qu’avec mes serres, comme un faucon règne sur des oiseaux plus faibles. La tristesse l’effleura. Inconsciemment, sa main se porta jusqu’à l’emblème qui ornait sa poitrine.
À l’est, un faisceau de lumière grise monta dans la nuit, puis ce fut une opalescence nacrée et les étoiles en furent estompées. Alors vint le long, le lent sillage de l’aube sur l’horizon brisé.
La scène était d’une telle beauté que toute l’attention du Duc fut capturée en cet instant.
Certaines choses, pensa-t-il, mendient notre amour.
Jamais il n’avait imaginé qu’il pût y avoir quelque chose d’aussi beau que cet horizon rouge, tourmenté, ces falaises d’ocre et de pourpre. Par-delà le terrain de débarquement, là où la rosée de la nuit avait apporté la vie aux graines hâtives d’Arrakis, il découvrait maintenant des lagunes de fleurs rouges sur lesquelles se posait une trame de violet… pas de géants invisibles.
« C’est une merveilleuse matinée, Sire », dit le garde.
« Oui. »
Il hocha la tête et pensa : Peut-être cette planète pourra-t-elle en devenir une, véritablement. Peut-être sera-t-elle un bon foyer pour mon fils.
Puis il aperçut les silhouettes humaines qui se déplaçaient dans les champs de fleurs et qui les balayaient de leurs étranges outils en forme de faucilles. Des ramasseurs de rosée. L’eau était si précieuse ici.
Ce monde peut aussi être hideux.
« Il n’est probablement pas de révélation plus terrible que l’instant où vous découvrez que votre père est un homme… fait de chair. »
Extrait de Les Dits de Muad’Dib,
par la Princesse Irulan.
« Je déteste cela, Paul, dit le Duc, mais il le faut. »
Il se tenait à côté du goûte-poison portatif que l’on avait apporté dans la salle de conférences pour leur petit déjeuner. Les bras de l’appareil qui reposaient mollement sur la table évoquaient pour Paul quelque étrange insecte mort.
Le regard du Duc était fixé, par-delà les fenêtres, sur le terrain où la poussière tourbillonnait dans le matin.
Devant lui, Paul avait une visionneuse chargée d’un clip de bobine sur les pratiques religieuses des Fremen. Les renseignements portés sur le clip avaient été recueillis par l’un des spécialistes de Hawat et Paul était troublé par les références à lui-même qu’il y découvrait.