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Où donc, cher Frank Herbert, avez-vous puisé l’idée de l’épice, appelée aussi Mélange, la richesse de Dune pour laquelle s’affrontent avec férocité tous les puissants de votre monde ? Certains puristes de la science-fiction n’ont sans doute pas manqué de vous objecter que votre épice et la prescience qu’elle est censée conférer à ses utilisateurs, dont les navigateurs de la Guilde, qui s’en servent pour choisir les voies spatiales les plus sûres, revêt un caractère magique plutôt que scientifique, mais, après tout, elle n’est que la prolongation des recherches d’ouverture des champs de conscience engagées entre autres par Aldous Huxley et Timothy Leary, peut-être par vous-même également. Avez-vous imaginé l’épice parce que vous aviez besoin d’une matière convoitée par tout l’univers ou/et d’abord pour ses étonnantes propriétés cérébrales ? Je suis curieux de savoir ce qui vous est venu en premier, l’épice elle-même ou l’écosystème qui la produit ? L’œuf ou la poule ? Avez-vous commencé par l’une des créatures les plus spectaculaires de votre œuvre, le ver géant des sables, le Shai-hulud des Fremen, le producteur de la précieuse substance dans un cycle intégrant les essentielles truites des sables ? Le ver géant dont l’ennemi mortel est l’eau ? La capture du Shai-hulud, élevée au rang de rite initiatique par les Fremen, m’a transporté. Je me suis retrouvé dans la peau d’un frêle humain plantant un marteleur dans le sable pour attirer un monstre à l’insatiable appétit dont la longueur atteint parfois plusieurs kilomètres. Lorsque la bête jaillit dans un énorme éclaboussement de sable, je cours vers elle, lance mes crochets qui s’accrochent à sa carapace, grimpe sur sa phénoménale échine et, me servant de ces mêmes crochets comme de rênes, je guide ma nouvelle monture à travers les mers de sable d’Arrakis. Il n’existe pas beaucoup de sensations comparables à celle-là. Rien que pour ce vertigineux voyage, je vous remercie de m’avoir accueilli dans votre parc d’attractions dunaire. J’aurais aimé avoir les yeux entièrement bleus, comme les Fremen et tous ceux qui consomment de l’épice ou vivent dans son environnement, j’aurais eu l’impression d’être admis dans une confrérie légendaire, mais ils ont gardé leur couleur naturelle… partiellement bleue. Que voulez-vous, la coloration des yeux, peut-être un détail pour vous, m’a profondément marqué : elle seule suffisait à ancrer les personnages dans une réalité saisissante. Si les yeux sont des miroirs de l’âme, alors ces âmes-là proclamaient leur confiance absolue dans l’épice, la seule capable de les guider vers des destins glorieux.

Tant d’autres éléments de votre univers m’ont subjugué, cher Frank Herbert, que je n’aurais pas la place ici de les citer tous. À en croire vos légions d’admirateurs et le rang de Dune dans les divers classements des œuvres de science-fiction, je ne suis pas le seul à l’avoir été. Il n’est qu’à constater l’énergie dépensée par certains pour adapter votre roman au cinéma, Alejandro Jodorowsky, par exemple, qui n’est pas parvenu à réaliser le film que vos mots lui avaient inspiré bien qu’il eût rassemblé une formidable équipe artistique autour de lui, ainsi que le raconte le documentaire Jodorowsky’s Dune. Il me semble que vous avez vous-même participé au film de David Lynch, tourné après l’échec du projet de Jodorowsky. Avez-vous retiré de la satisfaction ou de la frustration de cette collaboration ? Quel effet les images ont-elles produit sur vous ? Vous êtes-vous senti respecté ou trahi ? Vous êtes-vous senti dépossédé de votre imaginaire ou avez-vous ressenti de la fierté d’avoir été adoubé par Hollywood ? En tant que lecteur, j’ai très rarement vu des adaptations audiovisuelles surpasser le pouvoir évocateur de l’écrit. Il aurait sans doute fallu un réalisateur de la trempe de Stanley Kubrick pour que le passage de la page à l’écran accouche d’un monument aussi imposant que la vôtre. Espérons que le manque sera bientôt comblé par la prochaine adaptation de Denis Villeneuve que, étant donné l’envergure de ce réalisateur, tout le monde attend avec impatience. Quoi qu’il en soit, il nous reste l’original, votre texte, pur, immuable, qui, j’en suis convaincu, traversera les siècles au point d’être confondu dans un lointain futur avec un récit fondateur de l’humanité.

Je ne peux prendre congé de vous, cher Frank, sans vous faire un aveu, non que je sois coupable d’un quelconque manquement à votre égard, mais pour vous montrer à quel point la lecture de Dune dans son bel habillage gris métallique de la collection « Ailleurs et Demain » a eu de l’influence sur moi. J’avais lu d’autres ouvrages comme les Chroniques martiennes de Ray Bradbury, Demain les chiens de Clifford D. Simak, En terre étrangère de Robert A. Heinlein, et quelques autres, mais, encore novice dans le domaine de la science-fiction, c’est lors de la découverte de votre roman phare que s’est enracinée en moi cette envie d’écrire qui, jusqu’alors, planait telle une insaisissable chimère. Je me suis rendu compte, grâce à vous, qu’on pouvait donner naissance par le seul levier des mots à un univers d’une ampleur extraordinaire, une prise de conscience confirmée ensuite par la lecture du Seigneur des Anneaux de Tolkien ou de Fondation d’Asimov. Vous êtes et resterez toujours le premier à m’avoir ouvert la porte d’un livre-univers. Je vous dois des heures de jubilation et des émerveillements en cascade, qui m’ont habité lorsque, des années plus tard, je me suis attelé à la tâche enthousiasmante et périlleuse d’écrire mon propre livre-univers, Les Guerriers du silence. Je vous ai dit plus haut qu’il y avait de vous dans chaque aspect de Dune, je vous assure qu’il y a de vous aussi dans les pages des Guerriers du silence, non que je me considère comme votre égal, une prétention qui serait ridicule, ni que j’aie songé à vous plagier, une pratique qui aurait été décevante, mais parce que j’avais, plus ou moins consciemment, mes souvenirs de lecteur sans cesse à l’esprit en rédigeant mes lignes et que je me suis accroché dans les moments de doute à votre propre persévérance, à votre splendide accomplissement. Vous voilà tout à coup encombré d’un filleul non désiré, vous qui avez quitté cette terre en 1986, année pendant laquelle j’étais en pleine écriture de mon premier roman. Une simple coïncidence ? Je ne crois pas trop au hasard, ou alors, s’il faut absolument employer ce mot, nous nous trouvons là devant un cas hautement probable de hasard fécond.