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Extrait de Les Dits de Muad’Dib,

par la Princesse Irulan.

Dans la salle à manger de la grande demeure d’Arrakeen, on avait allumé les lampes à suspenseurs pour lutter contre la venue prématurée du soir. Leur clarté jaune révélait la noire tête de taureau aux cornes sanglantes et l’éclat sourd du portrait à l’huile du Vieux Duc.

Sous ces talismans, le lin blanc semblait briller des reflets de l’argenterie des Atréides que l’on avait soigneusement disposée en ordre tout au long de la grande table. Les couverts formaient de multiples archipels auprès des verres de cristal, devant les lourdes chaises de bois. Le traditionnel chandelier central n’était pas allumé et sa chaîne se perdait dans les ombres du plafond où était dissimulé le mécanisme du goûte-poison.

Immobile sur le seuil, le Duc songeait au goûte-poison et à ce qu’il signifiait dans leur société.

Tout un programme. On peut nous définir par notre langage, par les délinéations précises et délicates que nous réservons aux divers moyens d’administrer une mort traîtresse. Quelqu’un essaierait-il le chaumurky, ce soir, le poison dans notre boisson ? Ou bien le chaumas, dans notre nourriture ?

Il secoua la tête. Auprès de chaque assiette était disposé un flacon d’eau. Sur toute la table, songea le Duc, il y avait assez d’eau pour faire vivre une famille pauvre d’Arrakis pendant plus d’une année.

Près de la porte se trouvaient des bassins ornés de tuiles jaunes et vertes. Chacun d’eux était muni d’un jeu de torchons. La coutume voulait, leur avait expliqué la gouvernante, que les invités, au moment où ils entraient, plongent solennellement les mains dans un bassin, répandent de l’eau sur le sol, sèchent leurs mains à un torchon avant de le jeter dans la flaque. Après le repas, les mendiants assemblés dehors pouvaient recueillir l’eau en essorant les torchons.

Typique d’un fief harkonnen, se dit le Duc. Toutes les dégradations spirituelles concevables. Il prit une profonde inspiration ; la fureur tordait son estomac.

« Que cette coutume cesse dès maintenant ! » gronda-t-il.

Il aperçut une des servantes, vieille, difforme, l’une de celles que la gouvernante avait recommandées. Elle venait de sortir de la cuisine et passait devant lui. Il leva la main. La femme sortit de l’ombre et fit le tour de la table pour s’approcher. Il remarqua son visage tanné et ses yeux, bleus, noyés dans le bleu.

« Mon Seigneur désire ? » Elle s’adressait à lui la tête inclinée. Il fit un geste. « Faites ôter ces bassins et ces torchons. »

« Mais… Noble Né… » Elle releva la tête et le regarda, bouche bée.

« Je connais la coutume ! aboya-t-il. Emmenez ces bassins devant la porte de façade. Pendant tout le repas et jusqu’à ce que nous ayons fini, chaque mendiant pourra prendre une tasse d’eau. Compris ? »

Des émotions mêlées pouvaient se lire sur le visage de cuir de la femme : désespoir, colère… Le Duc devina tout à coup qu’elle avait peut-être eu l’intention de se réserver les torchons et de tirer quelques pièces des malheureux qui attendaient dehors. Peut-être était-ce également la coutume.

Le visage de Leto s’assombrit et il gronda : « Je vais poster un garde afin que mes ordres soient exécutés à la lettre ! »

Il fit demi-tour et s’engagea dans le passage qui menait au Grand Hall. Des souvenirs roulaient dans son esprit. Murmures de vieilles femmes édentées. Il se rappelait l’eau, les étendues d’eau, de vagues. Il se rappelait les champs d’herbe, et non de sable. Et tous les étés qui avaient été balayés comme des feuilles dans la tempête.

Tout avait été balayé.

Je me fais vieux, songea-t-il. J’ai senti le contact froid de ma mort à venir. Et où l’ai-je senti ? Dans la rapacité d’une vieille femme.

Dans le Grand Hall, Jessica se trouvait au centre d’un groupe rassemblé devant la cheminée où crépitait un grand feu. Les reflets orange des flammes couraient sur les dentelles, les riches étoffes, les joyaux. Le Duc reconnut dans le groupe un confectionneur de distilles de Carthag, un importateur de matériel électronique, un convoyeur d’eau dont la demeure estivale était située à proximité de l’usine polaire, un représentant de la Banque de la Guilde (mince, l’air distant), un négociant en pièces détachées de matériel d’épiçage, une femme au visage maigre et dur dont le service d’escorte à l’usage des visiteurs extra-planétaires était réputé servir de couverture à diverses opérations d’espionnage, de chantage et de contrebande.

La plupart des autres femmes présentes semblaient appartenir à un type précis ; elles étaient décoratives, habillées avec recherche et il émanait d’elles un mélange étrange de sensualité et de vertu intouchable.

Même si elle n’avait pas été l’hôtesse, songea le Duc, Jessica aurait dominé ce groupe. Elle ne portait aucun bijou et elle était vêtue de couleurs chaudes. Sa longue robe avait presque l’éclat du feu et un ruban brun comme la terre enserrait ses cheveux de bronze.

Il comprit qu’elle voulait ainsi le railler subtilement pour la froideur de son attitude. Elle savait très bien qu’il l’aimait ainsi vêtue, qu’il la voyait comme un éventail de couleurs vives.

Duncan Idaho se tenait à l’écart, en uniforme scintillant, le visage impassible, ses cheveux noirs et bouclés peignés avec soin. Il avait quitté les Fremen sur l’ordre d’Hawat : « Sous le prétexte de la garder, tu maintiendras une constante surveillance sur la personne de Dame Jessica. »

Le regard du Duc fit le tour de la salle.

Paul se trouvait dans un coin, entouré d’un groupe avide de jeunes gens appartenant à la richesse d’Arrakeen. Il y avait aussi parmi eux trois officiers de la Maison. L’attention du Duc s’attacha tout particulièrement aux jeunes filles. Un héritier ducal était un beau parti. Mais, apparemment, Paul les considérait toutes avec la même et noble réserve.

Il portera bien le titre, se dit Leto, puis il réalisa avec un frisson glacé que c’était encore là une pensée de mort.

À cet instant, Paul aperçut son père, immobile sur le seuil, et il évita son regard. Il considéra tous les invités, toutes ces mains rutilantes de bijoux qui tenaient des verres (dont le contenu était analysé par de multiples goûteurs automatiques). Tous ces visages bavards l’écœuraient soudain. Ce n’étaient que des masques dérisoires appliqués sur des pensées infectes et les voix essayaient en vain de dominer le profond silence qui régnait dans chaque poitrine.

Je suis d’humeur amère, pensa Paul, et il se demanda ce que Gurney pourrait bien en dire.

Il connaissait l’origine de cette amertume. Il avait refusé de participer à cette réception, mais son père s’était montré ferme : « Tu as une position à tenir. Tu es en âge de le faire. Tu es presque un homme. »

Paul observa son père qui, maintenant, s’avançait dans la salle tout en l’inspectant et se dirigeait vers le groupe assemblé autour de Dame Jessica.

Au moment où Leto s’approchait, le convoyeur d’eau déclarait : « Est-il vrai que le Duc va établir le contrôle climatique ? »

« Mes projets ne vont pas jusque-là, monsieur », dit la voix du Duc, derrière l’homme. Ce dernier se retourna. Son visage était rond, très bronzé.