« Les nouvelles vont vite », dit le Duc.
« Ainsi c’est bien exact ? » dit le banquier.
« Bien sûr que c’est exact ! Ce satané portant a disparu. Comment est-il possible qu’un engin de cette taille s’évanouisse de la sorte ! »
« Lorsque le ver est arrivé, expliqua Kynes, il était impossible de récupérer la chenille. »
« Une chose pareille ne devrait pas pouvoir arriver ! » gronda le Duc.
« Et personne n’a vu disparaître le portant ? » demanda le banquier.
« En général, les guetteurs concentrent leur attention sur le désert, dit Kynes. Ce qui les intéresse, c’est le signe du ver. L’équipage d’un portant se compose d’ordinaire de quatre hommes. Deux pilotes et deux assistants. Si l’un d’entre eux, ou même deux, étaient à la solde des ennemis du Duc… »
« Ah, je vois, dit le banquier. Et vous, en tant qu’Arbitre du Changement, que faites-vous en ce cas ? »
« Je dois considérer ma position très consciencieusement, dit Kynes. Et il est bien certain que je ne puis en discuter à table. » Il songea : Cette espèce de pâle squelette ! Il sait très bien que c’est justement le genre d’infraction que l’on m’a ordonné d’ignorer.
Le banquier sourit et revint à son repas.
Jessica se souvint d’une leçon de l’École Bene Gesserit. Une leçon qui traitait de l’espionnage et du contre-espionnage. La Révérende Mère à la figure ronde et aux yeux rieurs avait une voix joyeuse qui contrastait étrangement avec le sujet traité :
« Il convient de noter une chose à propos des écoles d’espionnage et de contre-espionnage : la similitude des réactions de base de tous ceux qui les ont fréquentées. Toute discipline fermée laisse son empreinte, son sceau sur ceux qui l’étudient. Et ceci rend possibles l’analyse et la prévision.
« En fait, les schémas de motivations tendent à devenir identiques pour tous les espions. Ceci revient à dire que certains types de motivations sont similaires même si les écoles et les buts sont différents. Vous étudierez dans un premier temps la façon d’isoler cet élément aux fins d’analyse. Tout d’abord, par les schémas d’interrogation qui révèlent l’orientation interne des interrogateurs, puis par l’examen attentif de l’orientation langage-pensée de ceux que vous analyserez. Vous découvrirez alors qu’il est très simple de déterminer les racines des langages de vos sujets, par l’inflexion de leur voix et leur schéma d’expression. »
Assise là, immobile, entourée du Duc, de son fils et de tous leurs invités, Jessica eut soudain la révélation glaçante de la nature de l’homme. C’était un agent des Harkonnen. Il avait le type d’expression de Giedi Prime, subtilement dissimulé mais assez net pour qu’à ses sens aiguisés ce fût comme si l’homme s’était présenté.
Cela signifie-t-il que la Guilde elle-même s’est rangée aux côtés des Harkonnen ? se demanda-t-elle. Cette idée la choquait profondément et elle dissimula son émotion en commandant un nouveau plat. Mais elle ne cessait pas de prêter l’oreille à l’homme, attendant qu’il trahisse ses intentions. Il va porter la conversation sur un sujet banal, mais avec des implications menaçantes, se dit-elle. Tel est son schéma.
Le banquier avala une bouchée, but une gorgée de vin et sourit à un propos de sa voisine de droite. Pendant un instant, il parut s’intéresser aux paroles d’un homme qui, un peu plus loin, expliquait au Duc que les plantes Arrakeen n’avaient pas d’épines.
« J’aime observer les vols d’oiseaux, dit-il soudain en s’adressant à Jessica. Tous nos oiseaux, bien sûr, sont des charognards et beaucoup se passent d’eau, l’ayant remplacée par le sang. »
La fille du confectionneur de distilles, assise entre Paul et son père à l’autre bout de la table, plissa son joli visage et dit : « Oh ! Soo-Soo, vous dites des choses vraiment dégoûtantes. »
Le banquier eut un sourire. « On m’appelle Soo-Soo parce que je suis le conseiller financier du Syndicat des Porteurs d’eau. (Et comme Jessica continuait de le regarder sans rien dire, il ajouta :) Soo-Soo-Sook ! C’est le cri des porteurs d’eau. » Il imitait l’appel si fidèlement que quelques rires s’élevèrent autour de la table.
Jessica avait perçu la vantardise dans le ton de l’homme mais elle avait noté aussi que la jeune fille lui avait donné la réplique, comme si elle avait voulu fournir une excuse aux propos du banquier. Elle regarda Lingar Bewt. Le magnat de l’eau était absorbé dans son repas, l’air sombre. Et Jessica se souvint que le banquier avait dit : « Moi aussi, je contrôle cette ultime source de puissance d’Arrakis, l’eau. »
Paul avait décelé la fausseté dans la voix de sa compagne, il avait vu que sa mère suivait la conversation avec une intensité bene gesserit. Mû par une impulsion, il décida de contrer, de repousser l’adversaire et il s’adressa au banquier :
« Voulez-vous dire, monsieur, que ces oiseaux sont cannibales ? »
« C’est une étrange question, Jeune Maître. Je dis tout simplement que ces oiseaux boivent du sang. Il n’est pas nécessaire que ce soit le sang de leurs semblables, non ? »
« Ma question n’était pas étrange. (Jessica remarqua la qualité cassante de la riposte de son fils, qui révélait toute son éducation, qui lui venait d’elle.) Les gens instruits savent pour la plupart que c’est dans sa propre espèce qu’un jeune organisme rencontre le potentiel de compétition le plus élevé. (Délibérément, il planta sa fourchette dans l’assiette de son voisin et ajouta :) Ils mangent au même plat. Ils ont les mêmes nécessités vitales. »
Le banquier se raidit et se tourna vers le Duc.
« Ne commettez pas l’erreur de considérer mon fils comme un enfant », dit celui-ci avec un sourire.
Le regard de Jessica courut sur la table. Elle remarqua que Bewt avait abandonné son air sombre et que Kynes souriait, de même que le contrebandier, Tuek.
« C’est une règle d’écologie que le Jeune Maître semble très bien connaître, dit Kynes. La lutte entre les éléments de vie est la lutte pour l’énergie disponible d’un système. Le sang est une source d’énergie efficiente. »
Le banquier posa sa fourchette et, lorsqu’il parla, ce fut d’un ton furieux : « On dit que la racaille Fremen boit le sang de ses morts. »
Kynes secoua la tête et dit, d’un ton docte : « Non, pas le sang, monsieur. Mais l’eau d’un homme, à son dernier instant, appartient aux siens, à sa tribu. C’est une nécessité lorsque vous quittez la Grande Plaine. Ici, toute eau est précieuse et le corps d’un homme se compose d’eau à soixante-dix pour cent. Celui qui est mort n’en a certainement plus aucun besoin. »
Le banquier posa les mains sur la table, de part et d’autre de son assiette, et Jessica pensa qu’il allait, dans un geste de rage, se rejeter violemment en arrière.
À cet instant, Kynes la regarda. « Pardonnez-moi, Ma Dame, d’évoquer une question si déplaisante à cette table mais vous aviez entendu de fausses paroles et il était nécessaire de vous éclairer. »
« Vous êtes depuis si longtemps avec les Fremen que vous en avez perdu tout sentiment ! » lança le banquier.
« Me défiez-vous, monsieur ? » Kynes braquait un regard calme sur le visage pâle et tremblant.
Le banquier se figea. Il déglutit et prit un ton sec : « Bien sûr que non. Je ne me permettrais pas d’insulter ainsi notre hôte et notre hôtesse. »
Jessica perçut la peur dans sa voix, dans son visage, dans son souffle, dans le frémissement d’une veine sur sa tempe. L’homme était terrifié par Kynes !
« Notre hôte et notre hôtesse sont très capables de décider d’eux-mêmes s’ils ont été insultés, reprit Kynes. Ce sont des gens braves qui connaissent la défense de l’honneur. Nous pouvons tous attester de leur courage par le fait qu’ils sont ici… maintenant… sur Arrakis. »