Jessica vit que Leto savourait cet instant. Au contraire de la plupart des convives. Tout autour de la table, ceux-ci semblaient prêts à fuir. Les mains étaient dissimulées. Les deux exceptions notables étaient Bewt, qui souriait ouvertement de la déconfiture du banquier, et Tuek, le contrebandier, qui semblait guetter quelque réaction de Kynes. Quant à Paul, il regardait Kynes avec admiration.
« Eh bien ? » fit le planétologiste.
« Je ne voulais pas vous offenser, murmura le banquier. Mais si vous l’avez cru, veuillez accepter mes excuses. »
« Librement données, librement acceptées. » Et Kynes sourit à Jessica tout en se remettant à manger comme si rien ne s’était passé.
Jessica vit que le contrebandier, lui aussi, se détendait. Elle en prit bonne note : cet homme, à chaque seconde, avait paru prêt à voler au secours de Kynes. Il existait entre lui et le planétologiste une sorte d’accord.
Leto jouait avec sa fourchette tout en examinant Kynes d’un œil spéculatif. Les façons du planétologiste révélaient un changement d’attitude envers la Maison des Atréides. Durant leur voyage dans le désert, il avait semblé nettement plus hostile.
Jessica donna l’ordre d’amener de nouveaux plats et de nouvelles boissons. Les serviteurs firent leur apparition avec des langues de lapins de garenne accompagnées de sauce au vin et à la levure de champignons.
Lentement, les conversations reprenaient mais Jessica continuait de déceler dans le murmure des voix une certaine agitation, une certaine âpreté. Le banquier, pour sa part, poursuivait son repas en silence. Kynes l’aurait tué sans hésiter, songea-t-elle. Et elle comprit tout à coup que les façons de Kynes révélaient une prédisposition au meurtre. Il pouvait tuer facilement et elle devinait que c’était là un trait marquant des Fremen.
Elle se tourna vers le confectionneur de distilles assis à sa gauche. « Je ne cesse d’être stupéfaite par l’importance de l’eau sur Arrakis », dit-elle.
« Une importance énorme. Dites-moi : quel est ce plat ? C’est délicieux. »
« Ce sont des langues de lapins sauvages avec une sauce spéciale. Une très ancienne recette. »
« Il me la faut. »
Elle acquiesça. « J’y veillerai. »
Kynes la regarda et dit : « Il est fréquent que les nouveaux venus sur Arrakis sous-estiment l’importance de l’eau. Comme vous le comprenez sans doute, vous affrontez la loi du Minimum. »
Elle décela dans sa voix l’intention de sondage et répondit : « La croissance est limitée par l’élément nécessaire qui se trouve être le plus rare. Et, naturellement, la condition la moins favorable détermine le taux de croissance. »
« Il est rare de trouver des membres des Grandes Maisons qui soient au fait des problèmes de planétologie. L’eau est la condition la moins favorable à la vie sur Arrakis. Et souvenez-vous bien que la croissance elle-même peut introduire des conditions défavorables si on ne la traite pas avec beaucoup de prudence. »
Il y avait un message caché dans ces paroles mais Jessica dut admettre qu’elle ne le comprenait pas. « La croissance, dit-elle. Voulez-vous dire qu’Arrakis peut jouir d’un cycle d’eau organisé afin de permettre l’existence des humains dans des conditions plus favorables ? »
« Impossible ! » lança le magnat de l’eau.
Jessica se tourna vers lui. « Impossible ? »
« Impossible sur Arrakis. N’écoutez pas ce rêveur. Toutes les preuves scientifiques sont contre lui. »
Kynes le regarda et Jessica s’aperçut qu’une fois encore, toutes les autres conversations s’étaient interrompues.
« Les preuves scientifiques nous cachent un fait très simple, dit Kynes. Et c’est le suivant : nous affrontons ici des problèmes qui sont apparus et perdurent à l’extérieur, où les plantes et les animaux poursuivent normalement leur existence. »
« Normalement ! s’écria Bewt. Mais rien n’est normal sur Arrakis ! »
« Bien au contraire. On pourrait ici développer certaines harmonies qui s’entretiendraient elles-mêmes. Pour cela, il faut comprendre quelles sont les limitations de cette planète et les pressions qui s’y exercent. »
« Cela ne sera jamais », dit Bewt.
Le Duc, tout à coup, venait de découvrir à partir de quel point l’attitude de Kynes s’était modifiée.
C’était lorsque Jessica avait parlé de conserver les serres pour le bien d’Arrakis.
« Qu’en coûterait-il pour développer ce système autonome, docteur Kynes ? » demanda-t-il.
« Si nous pouvons consacrer trois pour cent des végétaux d’Arrakis à la production de composés carboniques nutritifs, nous aurons lancé le cycle », dit Kynes.
« L’eau est le seul problème ? » demanda le Duc. Il percevait l’excitation de Kynes et y participait.
« Celui de l’eau laisse les autres dans l’ombre. Cette planète dispose de beaucoup d’oxygène mais non des caractéristiques habituelles qui l’accompagnent : vie végétale développée, sources de gaz carbonique provenant de phénomènes tels que les volcans. De vastes territoires voient se produire ici des échanges chimiques tout à fait inhabituels. »
« Avez-vous des projets pilotes ? »
« Nous avons consacré beaucoup de temps à obtenir l’Effet Tansley. Il s’agit d’expériences au niveau de l’amateur à partir desquelles ma science pourrait maintenant conduire à des applications pratiques. »
« Il n’y a pas assez d’eau, dit Bewt. Il n’y a pas assez d’eau, c’est tout. »
« Maître Bewt, dit Kynes, est un expert dans le domaine de l’eau. » Il sourit et revint à son assiette.
Le Duc eut un geste impératif. « Non ! Je veux une réponse ! Y a-t-il assez d’eau, docteur Kynes ? »
Kynes ne leva pas la tête.
Jessica détaillait le jeu des émotions sur son visage. Il se cache bien, songeait-elle. Mais, à présent, elle l’avait enregistré et elle lisait qu’il regrettait ses paroles.
« Y a-t-il assez d’eau ? » répéta le Duc.
« C’est… possible », dit enfin Kynes.
Il feint l’incertitude ! pensa Jessica.
Avec son sens de vérité plus perçant, Paul lut la motivation sous-jacente et il lui fallut en appeler à toutes les ressources de sa formation pour dissimuler l’excitation qu’il ressentait. Il y a assez d’eau ! Mais il ne veut pas que cela soit su !
« Notre planétologiste fait bien d’autres rêves très intéressants, dit Bewt. Avec les Fremen, il rêve de… prophéties et de messies. »
Des rires s’élevèrent et Jessica fut surprise. Le contrebandier avait ri, ainsi que la fille du confectionneur de distilles, et Duncan Idaho, et la femme à la mystérieuse escorte.
La tension est bien curieusement répartie ici, ce soir, se dit-elle. Il se passe trop de choses que j’ignore. Il va me falloir créer de nouvelles sources d’information.
Le regard du Duc alla de Kynes à Bewt puis à Jessica. Il se sentait bizarrement isolé, comme si quelque chose de vital venait de lui échapper. « Possible », murmura-t-il.
« Peut-être devrions-nous en parler une autre fois, Mon Seigneur, dit vivement Kynes. Il y a tant de… »
Il s’interrompit comme un garde en uniforme atréides surgissait par la porte de service, courait jusqu’au Duc et se penchait pour murmurer à son oreille.
Jessica identifia l’insigne des hommes de Hawat et réprima son trouble. Elle s’adressa à la compagne du confectionneur de distilles, une femme minuscule au visage de poupée, à la chevelure brune.
« Ma chère, vous avez à peine touché votre assiette. Dois-je vous commander quelque chose d’autre ? »
La femme jeta un regard à son compagnon avant de répondre : « Je n’ai pas très faim. »