Brusquement, le Duc se leva au côté du soldat et il déclara sur un ton de commandement : « Que chacun reste assis. Pardonnez-moi, mais un problème se pose qui requiert mon intervention personnelle. (Il fit un pas en arrière.) Paul, veux-tu me remplacer en tant qu’hôte, je te prie. »
Paul se leva. Il était sur le point de demander à son père pourquoi il devait s’absenter, et il savait qu’il devait agir selon la tradition. Il alla prendre place sur le siège de son père.
Le Duc, alors, se tourna vers l’alcôve où veillait Halleck. « Gurney, prends la place de Paul à la table, je te prie. Nous devons rester en nombre pair. Lorsque le repas aura pris fin, il se peut que je te demande de conduire Paul au poste de commandement. Tiens-toi prêt. »
Halleck sortit de l’alcôve. Il était en tenue et sa laideur paraissait déplacée dans tout ce raffinement et ces chatoiements. Il posa sa balisette contre le mur et alla s’installer dans le siège laissé vacant par Paul.
« Inutile de s’inquiéter, reprit le Duc. Mais il me faut demander à chacun de ne pas quitter l’abri de notre demeure jusqu’à nouvel ordre. Vous serez parfaitement en sécurité tant que vous serez ici. Ce petit contretemps s’arrangera très vite. »
Paul saisit les mots-code : abri-ordre-sécurité-vite.
Le problème concernait la sécurité et non la violence. Il vit que sa mère avait également compris le message. Tous deux se détendirent.
Le Duc inclina brièvement le menton et sortit par la porte de service, suivi du soldat.
« Reprenons ce dîner, je vous prie, dit Paul. Je crois que le docteur Kynes parlait de l’eau. »
« Pourrions-nous y revenir une autre fois ? » dit le planétologiste.
« Quand il vous plaira », répondit Paul.
Et Jessica, avec fierté, remarqua la dignité de l’attitude de son fils, la maturité de son assurance.
Le banquier prit son flacon d’eau et l’agita à l’adresse de Bewt. « Ici, nul ne saurait surpasser Maître Bewt pour ce qui est des phrases fleuries. On pourrait presque penser qu’il aspire au statut des Grandes Maisons. Allons, Maître Bewt, portez-nous donc un toast ! Peut-être tenez-vous en réserve quelque phrase pleine de sagesse pour ce garçon que l’on doit traiter comme un homme. »
Sous la table, la main droite de Jessica se referma en un poing. Elle surprit le signal de Halleck à Idaho et vit les soldats qui, au long des murs, se mettaient en position de défense.
Bewt adressa un regard venimeux au banquier.
Paul regarda Halleck. Il venait à son tour de s’apercevoir du mouvement des gardes. Puis ses yeux se portèrent à nouveau sur le banquier. Celui-ci, finalement, abaissa son flacon d’eau.
« Une fois, sur Caladan, dit Paul, j’ai vu le cadavre d’un pêcheur noyé. Il… »
« Noyé ? » s’écria la fille du confectionneur de distilles.
Paul hésita. « Oui. Immergé dans l’eau jusqu’à ce que mort s’ensuive. Noyé. »
« Quelle intéressante façon de mourir ! »
Il eut un sourire dur, puis regarda de nouveau le banquier. « Ce qui était intéressant chez cet homme, c’étaient les blessures qu’il portait aux épaules. Des blessures faites par les crampons des bottes d’un autre pêcheur. La victime avait fait partie d’un groupe qui se trouvait à bord d’un bateau (un appareil pour naviguer sur l’eau) et ce bateau avait fait naufrage… Il s’était enfoncé dans l’eau. Un autre pêcheur, qui avait aidé à ramener le corps, dit qu’il avait déjà rencontré ce genre de blessures plusieurs fois déjà. Elles révélaient qu’un autre passager avait essayé, au moment du naufrage, de grimper sur les épaules de son malheureux compagnon dans l’espoir d’atteindre ainsi la surface pour respirer l’air. »
« Et en quoi était-ce intéressant ? » demanda le banquier.
« Mon père a fait alors une remarque. Il a dit que l’on pouvait très bien comprendre l’homme qui grimpe sur les épaules d’un autre au moment où il se noie. Par contre, cela devient incompréhensible s’il le fait… disons dans un salon. (Il hésita, afin de préparer le banquier à ce qui allait suivre.) Ou, ajouterai-je, à la table du dîner. »
Le silence revint soudain dans la salle.
Téméraire, se dit Jessica. Ce banquier pourrait bien avoir un rang suffisant pour défier mon fils. Elle vit que Duncan Idaho était prêt à entrer en action. Les soldats étaient également en alerte et Gurney Halleck avait les yeux rivés sur les hommes qui lui faisaient face.
Le contrebandier, Tuek, éclata de rire, la tête rejetée en arrière, dans un complet abandon.
Des sourires crispés apparurent autour de la table.
Bewt sourit à son tour.
Le banquier, lui, avait rejeté son siège en arrière et il fixait sur Paul un regard flamboyant de colère.
« On affronte un Atréides à ses dépens », dit Kynes.
« Est-ce la coutume des Atréides que d’insulter leurs invités ? » demanda le banquier.
Avant que Paul puisse rétorquer, Jessica se pencha et dit : « Monsieur ! » Et elle songeait : Il faut que nous connaissions le jeu que joue cette créature des Harkonnen. Est-il ici pour défier Paul ? A-t-il une aide ?
« Mon fils évoque une image et vous y voyez votre portrait ? reprit-elle. Quelle fascinante révélation ! » Sa main glissait vers sa jambe, là où était dissimulé le krys dans son étui.
Le banquier la foudroya à son tour du regard. Paul s’était légèrement écarté de la table, se préparant à l’action. Il s’était arrêté au mot : image, qui signifiait : « Prépare-toi à la violence. »
Kynes posa sur Jessica un regard évaluateur tandis que, d’une main, il faisait un signe subtil à l’intention de Tuek.
Le contrebandier se dressa et leva son flacon. « Je porte un toast, lança-t-il. Au jeune Paul Atréides, qui est encore un jeune garçon de par son apparence mais un homme dans ses actes. »
Pourquoi interviennent-ils donc ? se demanda Jessica.
À présent, le banquier regardait Kynes et Jessica vit que la terreur, pour la seconde fois, envahissait ses traits.
Autour de la table, les invités commencèrent à réagir.
Lorsque Kynes ordonne, les gens obéissent, se dit Jessica. Il vient de nous dire qu’il se rangeait aux côtés de Paul. Quel est le secret de son pouvoir ? Ce n’est certainement pas parce qu’il est l’Arbitre du Changement. Cela n’est que temporaire. Et ce n’est pas non plus parce qu’il sert l’Empereur.
Sa main s’éloigna de l’étui du krys. Elle prit son flacon, le leva vers Kynes, qui répondit.
Seuls, Paul et le banquier (Soo-Soo ! Quel surnom stupide ! pensait Jessica) demeurèrent les mains vides. L’attention du banquier restait fixée sur Kynes. Quant à Paul, il regardait son assiette.
Et il pensait : J’avais les choses en main. Pourquoi sont-ils intervenus ? Il regarda subrepticement ses voisins mâles. Prépare-toi à la violence ? Mais venant de qui ? Certainement pas de ce banquier.
Halleck parla à la cantonade : « Dans notre société, les individus ne devraient pas aussi vite se considérer comme offensés. Cela équivaut fréquemment à un suicide. (Son regard se posa sur la fille du confectionneur de distilles.) Ne le pensez-vous pas, mademoiselle ? »
« Oh oui. Oui. Bien sûr, dit-elle. Il y a trop de violence. Cela me rend malade. Et la plupart du temps il n’y a aucune offense. Pourtant, des gens meurent. Cela n’a pas de sens. »
« Certainement », dit Halleck.
Jessica découvrit à quel point l’attitude de la fille avait été proche de la perfection et elle songea : Cette petite femelle à la tête vide n’est pas du tout une petite femelle à la tête vide. Elle décela alors la menace et comprit que Halleck, lui aussi, l’avait décelée. Ils avaient tenté de séduire Paul par le sexe. Elle se détendit. Sans doute son fils avait-il été le premier à s’en apercevoir. Cette manœuvre n’avait pas échappé aux perceptions entraînées de Paul.