Les bruits étaient forts et confus.
Une attaque des Harkonnen ? se demanda-t-elle.
Elle se glissa hors du lit et consulta les écrans pour voir où se trouvaient les siens. Paul dormait dans la cave profonde qu’ils avaient hâtivement convertie en chambre. Les bruits, de toute évidence, ne lui étaient pas parvenus. Dans la chambre du Duc, il n’y avait personne et le lit n’était pas défait. Était-il encore au poste de commandement ?
Aucun écran ne montrait encore le devant de la demeure.
Immobile au milieu de sa chambre, Jessica écouta attentivement.
Il y eut un cri. Des mots incohérents. Puis quelqu’un appela le docteur Yueh. Jessica trouva sa robe, la mit sur ses épaules, glissa ses pieds dans ses pantoufles et attacha le krys sur sa jambe.
Une nouvelle fois, on appela le docteur Yueh.
Jessica referma sa robe et sortit. À cet instant, la pensée lui vint : Leto est peut-être blessé ? Elle se mit à courir et le couloir lui parut s’allonger à l’infini. Elle franchit l’arche, traversa la salle à manger et suivit enfin le couloir qui accédait au Grand Hall. Celui-ci était brillamment éclairé. Toutes les lampes à suspenseurs étaient à leur intensité maximale.
À sa droite, près de l’entrée principale, Jessica vit deux gardes qui maintenaient Duncan Idaho entre eux. Ce dernier avait la tête ballante. Un silence abrupt, pénible, s’était abattu sur cette scène.
« Vous voyez ce que vous avez fait ? s’écria l’un des deux gardes d’un ton accusateur. Vous avez éveillé Dame Jessica. »
Derrière eux, les grandes draperies se gonflaient, révélant que la porte était demeurée ouverte. Ni le Duc ni Yueh n’étaient visibles. Mapes, cependant, se tenait immobile à l’écart, regardant Idaho avec des yeux froids. Elle portait une longue robe brune festonnée d’un motif serpentin. Elle était chaussée de bottes du désert non lacées.
« Ainsi j’ai éveillé Dame Jessica », grommela Idaho. Il leva la tête vers le plafond et hurla : « C’est Grumman le premier qu’ait souillé mon épée ! »
Grande Mère ! Il est ivre ! se dit Jessica.
Le visage plein et mat d’Idaho était crispé. Il y avait de la poussière dans ses cheveux bouclés comme la toison d’un vieux bouc. Sa tunique déchirée laissait voir la chemise qu’il avait portée pour le dîner.
Jessica s’approcha de lui.
L’un des gardes inclina la tête sans lâcher Idaho.
« Nous ne savions pas quoi faire de lui, Ma Dame. Il a créé du désordre au-dehors ; il refusait de rentrer. Nous craignions que des gens le voient. Cela ne nous aurait pas fait bonne réputation. »
« Où est-il allé ? » demanda Jessica.
« Il a raccompagné l’une des jeunes demoiselles, Ma Dame. Sur les ordres de Hawat. »
« Quelle jeune demoiselle ? »
« L’une des filles de l’escorte. Vous comprenez, Ma Dame ? (L’homme jeta un coup d’œil à Mapes et baissa la voix.) C’est toujours à Idaho que l’on fait appel pour la surveillance des dames. »
Vraiment ! pensa Jessica. Mais pourquoi est-il ivre ?
Fronçant les sourcils, elle se tourna vers Mapes. « Mapes, apporte-lui un stimulant. Je suggère de la caféine. Peut-être reste-t-il encore un peu de café à l’épice. »
Mapes haussa les épaules et se dirigea vers les cuisines. Les lacets de ses bottes fouettaient le sol en cadence.
Péniblement, Idaho tourna la tête vers Jessica.
« … tué plus d’trois cents hommes pour l’Duc, grommela-t-il. Vous v’lez savoir p’quoi j’suis là ? J’peux pas rester là-d’sous. Peux pas vivre dans l’sous-sol. Qu’est-ce que c’est qu’cet endroit, hein ? »
Jessica entendit s’ouvrir une porte sur l’un des côtés du Hall. Elle se retourna. Yueh s’approchait, sa trousse médicale à la main gauche. Il était habillé, pâle et semblait fatigué. Le diamant scintillait à son front.
« C’bon docteur ! s’exclama Idaho. L’homme des pansements et des pilules ! (Il se tourna lourdement vers Jessica.) J’me conduis c’m’un idiot, pas vrai, hein ? »
Elle demeura silencieuse, l’expression sévère. Elle se demandait : Pourquoi Idaho se saoulerait-il ? Est-ce qu’on l’aurait drogué ?
« Trop de bière d’épice », grommela Idaho en essayant de se redresser.
Mapes revenait avec une tasse fumante. Elle s’arrêta derrière Yueh, indécise, regarda Jessica qui secoua la tête.
Yueh posa sa trousse sur le sol, salua Jessica d’une inclinaison du menton et dit : « De la bière d’épice, hein ? »
« L’pire truc qu’j’ai jamais avalé, dit Idaho. (Puis il fit une tentative pour se mettre au garde-à-vous.) C’est Grumman le premier qu’ait souillé mon épée ! Tué un Harkonn… Harkonn… Pour l’Duc. »
Yueh détourna la tête et regarda la tasse que tenait Mapes. « Qu’est-ce que c’est ? »
« Caféine », dit Jessica.
Yueh prit la tasse et la tendit à Idaho. « Buvez ça, mon garçon. »
« J’veux plus rien à boire ! »
« Buvez, je vous dis ! »
La tête d’Idaho ballotta vaguement. Il trébucha en avant, entraînant les gardes.
« J’n’ai par-dessus la tête d’faire selon l’bon plaisir d’l’Univers ’périal, doc. P’r une fois, on va faire comme je voudrai. »
« Quand vous aurez bu ça, dit Yueh. Ce n’est que du café. »
« ’si pourri que l’reste ! Et cette saleté d’soleil, trop brillant ! Rien qui a les vraies couleurs. Tout est d’formé et… »
« Bon, maintenant il fait nuit, dit Yueh d’une voix calme. Buvez ça comme un bon garçon. Vous vous sentirez mieux après »
« J’veux pas m’sentir mieux ! »
« Nous ne pouvons pas passer la nuit à discuter avec lui », intervint Jessica. Et elle pensa : Il lui faut un traitement de choc.
« Vous n’avez aucune raison de rester ici, Ma Dame, dit Yueh. Je puis m’en occuper seul. »
Elle secoua la tête. Puis elle s’avança et gifla Idaho à toute volée.
Il trébucha en arrière, toujours en entraînant les gardes et la foudroya du regard.
« On ne se conduit pas ainsi dans la demeure du Duc ! » lança Jessica. Elle saisit la tasse que tenait Yueh, renversant une partie du café, et la tendit à Idaho. « Et maintenant, buvez ! C’est un ordre ! »
Idaho sursauta, se redressa et la regarda. Lorsqu’il parla, ce fut d’une voix lente, en formant consciencieusement les mots : « Je ne reçois pas d’ordre d’une satanée espionne harkonnen. »
Yueh se raidit et se tourna vers Jessica.
Elle était devenue pâle mais elle hochait la tête, dans le même instant. Pour elle, tout devenait clair. Maintenant, elle pouvait relier les fragments de signification qu’elle avait discernés tout autour d’elle dans chaque parole, chaque geste, ces jours derniers. Et la colère qui se répandait tout à coup en elle était si forte qu’elle la retenait à grand-peine. Il lui fallut faire appel à ses ressources bene gesserit les plus profondes pour ralentir son pouls et calmer son souffle. Même ainsi, c’était encore comme un brasier en elle.
C’est toujours à Idaho que l’on fait appel pour la surveillance des dames !
Elle regarda Yueh. Il baissait les yeux.
« Vous saviez cela ? »
« J’ai… j’ai entendu des rumeurs, Ma Dame. Mais je ne voulais pas ajouter à votre fardeau. »
« Hawat ! lança-t-elle. Je veux que l’on m’amène immédiatement Thufir Hawat ! »
« Mais… Ma Dame !… »
« Immédiatement ! »
Ce doit être Hawat, songeait-elle. Un tel soupçon ne peut provenir que de lui, autrement il eût été écarté.
Idaho hocha la tête et bredouilla : « Y a fallu qu’je raconte toute c’te satanée histoire. »