« Mais vous comprenez certainement que je me soucie du développement de cette maladie. Et peut-être me concéderez-vous certaines capacités dans ce domaine. »
Faut-il que je lui administre un choc ? se demandait-elle. Il a besoin d’être secoué, afin d’abandonner la routine.
« Le souci dont vous faites preuve pourrait être interprété de bien des façons », dit Hawat en haussant les épaules.
« Ainsi vous m’avez déjà condamnée ? »
« Que non, Ma Dame. Mais je ne puis me permettre de prendre le moindre risque dans la situation présente. »
« Une menace contre la vie de mon fils, dans cette demeure même, est passée inaperçue de vous, dit-elle. Qui a pris ce risque ? »
Le visage d’Hawat devint sombre. « J’ai présenté ma démission au Duc. »
« Et à moi, ou à Paul ? »
Maintenant, il était ouvertement furieux. Son souffle rapide, ses narines dilatées, son regard fixe le trahissaient. Jessica discerna une veine qui frémissait sur sa tempe.
« J’appartiens au Duc », dit-il d’un ton âpre.
« Il n’y a pas de traître. La menace vient d’ailleurs. Peut-être est-elle en rapport avec ces lasers. Peut-être vont-ils prendre le risque d’introduire quelques lasers munis de dispositifs automatiques et braqués sur les boucliers de cette demeure. Peut-être qu’ils… »
« Mais après l’explosion, qui pourrait prouver qu’ils n’ont pas utilisé les atomiques ? Non, Ma Dame. Ils ne risqueraient rien d’aussi illégal. Les radiations subsistent. Les preuves sont difficiles à faire disparaître. Non. Ils observeront toutes les formes. Il s’agit certainement d’un traître. »
« Vous appartenez au Duc. Le détruiriez-vous dans vos efforts pour le sauver ? »
Il inspira profondément. « Si vous êtes innocente, je vous ferai mes plus plates excuses. »
« Parlons de vous, maintenant, Thufir, dit-elle. Les humains vivent mieux lorsque chacun d’eux est à sa place, lorsque chacun d’eux sait où il se situe dans le schéma des choses. Détruisez cette place, vous détruisez la personne. Vous et moi, Thufir, de tous ceux qui aiment le Duc, nous sommes les plus susceptibles de nous détruire mutuellement. Ne pourrais-je, une nuit prochaine, glisser à l’oreille du Duc les soupçons que j’ai à votre égard ? Et à quel moment y serait-il particulièrement sensible, Thufir ? Dois-je vous le faire comprendre plus clairement ? »
« Vous me menacez ? » gronda-t-il.
« Bien sûr que non. Je mets simplement en évidence le fait que quelqu’un, en ce moment, nous attaque en visant l’organisation même de nos existences. C’est habile, diabolique. Je vous propose de neutraliser cette attaque en disposant nos existences de telle façon que ne subsiste plus aucune faille par laquelle on puisse nous atteindre. »
« Vous m’accusez d’entretenir des soupçons sans fondement ? »
« Oui, sans fondement. »
« Les avez-vous comparés aux vôtres ? »
« C’est votre vie, Thufir, qui est faite de soupçons, et non la mienne. »
« Vous mettez donc en doute mes capacités ? »
Elle soupira. « Thufir, je voudrais que vous considériez la part de vos émotions personnelles qui participent à ceci. L’humain naturel est un animal dépourvu de logique. Votre projection de la logique dans tous les problèmes n’est pas naturelle mais elle persiste à cause de son utilité. Vous êtes la personnalisation de la logique, vous êtes un Mentat. Pourtant, vos solutions sont des concepts qui, d’une manière très réelle, sont projetés hors de vous et qui demandent à être étudiés, inspectés, examinés sous tous les angles. »
« Vous entendez m’apprendre mon rôle ? » demanda-t-il, sans chercher à dissimuler le mépris dans sa voix.
« Vous pouvez appliquer votre logique à tout ce qui est hors de vous, poursuivit-elle, mais c’est une caractéristique humaine que, lorsque nous affrontons des problèmes personnels, ce sont justement ces choses profondément intimes qui résistent le plus à l’examen de la logique. Nous avons alors tendance à nous empêtrer, à nous en prendre à tout sauf à la chose bien réelle et profondément enracinée qui est notre véritable but. »
« Vous essayez délibérément de me faire douter de mes pouvoirs de Mentat, dit-il d’un ton âpre. Si je venais à découvrir quiconque parmi nos gens essayant de saboter ainsi l’une de nos armes, je n’hésiterais pas à le dénoncer et à le détruire. »
« Les meilleurs des Mentats conservent un respect très sain pour le facteur d’erreur dans leurs calculs. »
« Je n’ai jamais prétendu le contraire ! »
« Alors penchez-vous sur ces symptômes que nous avons tous deux relevés : des hommes pris de boisson, des querelles… Ils bavardent, ils colportent de vagues rumeurs sur Arrakis et ignorent les plus simples… »
« Ils s’ennuient, c’est tout. N’essayez pas de détourner mon attention en me présentant un fait banal comme mystérieux. »
Elle le contemplait et elle songeait à tous les hommes qui, dans leurs quartiers, ruminaient leurs griefs jusqu’à ce que l’atmosphère en soit toute chargée, étouffante. Ils deviennent comme les hommes des légendes d’avant la Guilde. Comme les hommes du chercheur d’étoiles disparu, Ampoliros. Ils sont malades à force de serrer leurs armes, à force de chercher, toujours. Toujours préparés et jamais prêts.
« Pourquoi n’avez-vous jamais utilisé mes capacités pour servir le Duc ? demanda-t-elle. Craignez-vous une rivale à votre niveau ? »
Il la foudroya du regard de ses yeux anciens. « Je connais en partie l’entraînement que le Bene Gesserit donne à ses… » Il se tut.
« Continuez, dites-le. Ses sorcières. »
« Je connais la formation réelle que l’on vous donne. Je l’ai vue percer chez Paul. Je ne me laisse pas abuser par ce que votre École déclare au public, que vous n’existez que pour servir. »
Il faut que le choc soit violent, pensa-t-elle, et il sera bientôt prêt.
« Lors des sessions du Conseil, vous m’écoutez avec respect. Pourtant, vous tenez rarement compte de mon opinion. Pourquoi ? »
« Je n’ai aucune confiance envers vos motivations bene gesserit. Il se peut que vous pensiez pouvoir regarder au travers d’un homme ; il se peut aussi que vous pensiez faire accomplir à un homme exactement ce qu’il… »
« Thufir ! Pauvre imbécile ! »
Il fronça les sourcils et se rejeta au fond de son siège.
« Quelles que soient les rumeurs qui vous soient parvenues à propos de l’École, dit Jessica, la vérité est encore plus vaste. Si je désirais détruire le Duc… ou vous, ou toute autre personne à ma portée, nul ne pourrait m’en empêcher. »
Pourquoi l’orgueil m’arrache-t-il de telles paroles ? pensa-t-elle aussitôt. Ce n’est pas là ce que l’on m’a enseigné. Ce n’est pas ainsi que je puis lui causer un choc.
Hawat glissa une main sous sa tunique, là où il dissimulait en permanence un minuscule projecteur de dards empoisonnés. Elle ne porte pas de bouclier, se dit-il. Par bravade ? Je pourrais la frapper maintenant… mais, oui… quelles seraient les conséquences si jamais je me trompe ?
Jessica avait noté son geste et elle dit : « Prions pour que jamais la violence ne soit nécessaire entre nous. »
« Louable prière. »
« Mais, pendant ce temps, le mal ne fait que s’étendre parmi nous. Je vous le demande encore une fois : n’est-il pas plus raisonnable de penser que les Harkonnen ont fait naître ce soupçon afin de nous dresser l’un contre l’autre ? »
« Il semble que nous en soyons revenus au pat », dit-il.