Elle soupira et songea : Il est presque prêt.
« Le Duc et moi sommes le père et la mère, les tuteurs de notre peuple, dit-elle. La position… »
« Il ne vous a pas encore épousée. »
Elle s’efforça au calme. Une bonne riposte.
« Mais il n’épousera personne d’autre. Aussi longtemps que je vivrai. Et nous sommes les tuteurs, je vous l’ai dit. Briser cet ordre naturel, déranger, semer le désordre… n’est-ce pas la cible la plus évidente pour les Harkonnen ? »
Il sentit dans quelle direction elle l’entraînait et il se pencha, fronçant les sourcils.
« Le Duc ? reprit-elle. Une cible tentante, certes, mais nul n’est mieux gardé, si ce n’est Paul. Moi ? Oui, certainement, mais ils savent bien que les Bene Gesserit ne constituent pas des cibles faciles. Il en existe une meilleure, une cible dont les fonctions, nécessairement, créent une monstrueuse tache aveugle. Un personnage pour qui soupçonner est aussi naturel que respirer. Qui construit toute sa vie sur l’insinuation et le mystère. (Elle tendit brusquement la main.) Vous ! »
Il se leva à demi.
« Je ne vous ai pas dit de vous retirer, Thufir ! » lança-t-elle.
Le vieux Mentat retomba presque en arrière. Soudain, ses muscles l’avaient trahi.
Elle sourit sans joie.
« Ainsi, vous connaissez la véritable formation que l’on nous donne », dit-elle.
Il avait la gorge sèche. Le ton de Jessica avait été péremptoire, royal, irrésistible. C’était comme si le corps de Hawat avait obéi avant même que son cerveau ait perçu l’ordre. Et rien n’avait pu empêcher cela, ni logique ni fureur… rien. Ce qu’elle venait de faire là révélait une connaissance intime, sensible de l’homme qu’elle avait ainsi neutralisé, un contrôle total que jamais il n’aurait cru possible.
« Je vous ai dit auparavant que nous devrions nous comprendre. Je voulais dire par là que vous devriez me comprendre moi. Pour ma part, je vous ai déjà compris. Je vous le dis maintenant : votre loyauté envers le Duc est toute la garantie que vous avez à mes yeux. »
Il la regarda et sa langue vint humecter ses lèvres.
« Si tel était mon caprice, le Duc m’épouserait, reprit-elle. Et il penserait même l’avoir fait de sa propre volonté. »
Hawat baissa la tête mais il continua de la regarder entre ses cils. Seul un contrôle absolument rigide sur lui-même l’empêchait d’appeler la garde. Un contrôle, et le fait qu’il pensait maintenant que cette femme ne lui permettrait pas de le faire. En se rappelant la manière dont elle l’avait maîtrisé, des frissons couraient sur sa peau. Dans l’instant même où il avait hésité, elle aurait pu brandir une arme et le tuer !
Tout être humain recèle-t-il donc cette tache aveugle ? Est-il possible que chacun de nous puisse être manipulé sans pouvoir résister ? Cette idée l’ébranlait. Qui pourrait venir à bout de quelqu’un d’aussi puissant ?
« Vous avez entrevu le poing sous le gant bene gesserit, dit Jessica. Bien peu, après cela, ont survécu. Pourtant ce que j’ai fait était relativement simple. Vous n’avez pas encore découvert tout mon arsenal. Songez-y. »
« Pourquoi n’allez-vous pas détruire les ennemis du Duc ? »
« Moi, détruire ? Et donner de mon Duc l’image d’un homme faible ? Le forcer à dépendre de moi à jamais ? »
« Mais, avec de tels pouvoirs… »
« Ce pouvoir est une arme à double tranchant, Thufir. Vous songez en cet instant : comme il doit lui être facile de façonner un outil humain pour frapper les œuvres vives de l’ennemi… C’est vrai, Thufir. Je pourrais même vous frapper, vous. Pourtant, qu’accomplirais-je en cela ? Si certaines Bene Gesserit se permettaient cela, toutes les Bene Gesserit ne seraient-elles pas suspectes ? Et nous ne le voulons pas, Thufir. Nous ne désirons pas nous détruire nous-mêmes. (Elle hocha la tête.) Oui, en vérité, nous n’existons que pour servir. »
« Je ne puis vous répondre, dit-il. Vous savez que je ne le puis. »
« Vous ne direz rien de ce qui s’est passé ici. Rien à personne. Je vous connais, Thufir. »
« Ma Dame… » À nouveau, il eut du mal à avaler sa salive. Sa gorge était desséchée. Il pensa : Oui, elle a des pouvoirs immenses. Et ceux-ci ne feraient-ils pas d’elle l’outil idéal pour les Harkonnen ?
« Le Duc pourrait être détruit aussi rapidement par ses amis que par ses ennemis, dit-elle. J’espère maintenant que vous allez balayer toute trace de ces soupçons. »
« S’ils se révèlent sans fondement. »
« Si. »
« Si », répéta-t-il.
« Vous êtes tenace. »
« Prudent, et conscient de la marge d’erreur possible. »
« En ce cas, je vais vous poser une autre question : Que pensez-vous, réduit à l’impuissance devant un autre humain qui pointe un couteau sur votre gorge puis qui, plutôt que de vous égorger, vous libère de vos liens et vous tend son couteau pour vous en servir à votre gré ? »
Elle se leva et lui tourna le dos. « Vous pouvez disposer, maintenant, Thufir. »
Le vieux Mentat se redressa, hésita. Ses mains esquissèrent un geste vers l’arme dissimulée sous sa tunique. Il pensait au taureau et au père du Duc qui avait été brave en dépit de ses autres failles. Il pensait au jour lointain de cette corrida, à la bête noire, redoutable, immobile, tête baissée, déconcertée. Le Vieux Duc avait tourné le dos aux cornes. La cape flamboyait sur son bras. Les acclamations montaient des gradins.
Je suis le taureau. Elle est le matador, se dit-il. Sa main s’écarta de l’arme. La sueur brillait dans sa paume.
Il sut alors que, quel que soit le tour que prendraient les choses, il n’oublierait jamais ce moment et ne perdrait rien de l’admiration suprême qu’il éprouvait pour cette femme.
Lentement, il quitta la pièce.
Le regard de Jessica se détourna enfin du reflet dans les fenêtres et se fixa sur la porte close.
« Maintenant, nous allons voir ce qu’il convient de faire », murmura-t-elle.
Lutter avec des rêves
Ou contenir des ombres ?
Et marcher dans l’ombre d’un sommeil ?
Le temps s’est écoulé
Et la vie fut volée.
Tu remues des vétilles
Victime de ta folie.
Chant pour Janis sur la Plaine Funèbre extrait des Chants de Muad’Dib,
par la Princesse Irulan.
À la clarté d’une unique lampe à suspenseur, Leto prenait connaissance d’une note. L’aube n’était née que quelques heures auparavant mais il sentait déjà la fatigue. La note avait été remise aux gardes extérieurs par un messager fremen peu avant qu’il ne gagne son poste de commandement. Elle disait : « Au jour, une colonne de fumée, à la nuit, un pilier de feu. » Il n’y avait pas de signature.
Qu’est-ce que cela veut dire ? se demanda-t-il.
Le messager était immédiatement reparti, sans attendre de réponse et avant qu’on ait pu l’interroger. Il avait disparu dans la nuit telle une ombre, une fumée.
Leto glissa le papier dans la poche de sa tunique. Il le montrerait à Hawat. Il rejeta une mèche de cheveux de son front et eut un soupir. L’effet des pilules antifatigue commençait à s’estomper. La réception remontait à deux jours et il y avait plus longtemps encore qu’il n’avait dormi.
La pénible discussion avec Hawat et le rapport qu’il lui avait fait de son entrevue avec Jessica avaient dominé tous les problèmes militaires.