La bouche de Leto s’ouvrit sans émettre le moindre son, puis il parvint à souffler : « … refuse. »
« Mais non ! Vous ne pouvez refuser. Parce que, pour ce petit service, je vais faire quelque chose pour vous à mon tour. Je vais sauver votre fils et votre femme. Nul autre que moi ne le peut. Ils seront conduits en un lieu où aucun Harkonnen ne pourra les atteindre. »
« Comment… les… sauver ? » souffla Leto.
« En faisant croire à leur mort, en les entourant de gens qui tirent leur couteau au seul nom d’Harkonnen, qui brûlent les sièges où les Harkonnen se sont assis, qui lavent le sol que les Harkonnen ont foulé. (Il toucha la mâchoire de Leto.) Sentez-vous quelque chose ? »
Le Duc s’aperçut qu’il ne pouvait répondre. Il sentit un mouvement, une pression et il vit l’anneau ducal dans la main de Yueh.
« Pour Paul, dit le docteur. Maintenant, vous allez être inconscient. Au revoir, mon pauvre Duc. Lorsque nous nous reverrons, nous n’aurons pas le temps de converser. »
Le froid montait dans la tête de Leto, de sa mâchoire, il gagnait ses joues. L’ombre parut se resserrer tout autour des lèvres violettes de Yueh qui chuchotait : « La dent ! N’oubliez pas la dent ! La dent ! »
Il devrait exister une science de la contrariété. Les gens ont besoin d’épreuves difficiles et d’oppression pour développer leurs muscles psychiques.
Extrait de Les Dits de Muad’Dib,
par la Princesse Irulan.
Jessica s’éveilla dans l’obscurité et le silence fit naître en elle une prémonition. Elle ne comprenait pas pour quelle raison son corps et son esprit étaient si lents. La peur courut au long de ses nerfs. Elle pensa qu’il lui fallait s’asseoir, allumer, mais quelque chose s’opposait à cette décision. Sa bouche était… bizarre.
Doum-doum-doum-doum !
Le son était étouffé. Il venait de nulle part, du fond de l’obscurité.
Un moment d’attente, lourd de temps, empli de mouvements, de bruissements.
Elle commença à percevoir son corps, les pressions sur ses chevilles, ses poignets. Un bâillon sur sa bouche. Elle était étendue sur le côté, les mains liées dans le dos. Elle tira sur les liens. De la fibre de krimskell. Leur étreinte ne ferait que se resserrer à chacun de ses mouvements.
Maintenant, elle se souvenait.
Dans l’obscurité de sa chambre, il y avait eu un mouvement. Quelque chose d’humide et de mou avait été pressé contre son visage, jusqu’à lui emplir la bouche. Elle avait tendu les mains, essayé d’arracher la chose. Elle avait aspiré, une fois, et décelé le narcotique. Sa conscience avait diminué, très vite, la plongeant dans un bain noir de terreur.
C’est arrivé, pensa-t-elle. Comme il lui a été simple de venir à bout d’une Bene Gesserit ! La trahison a suffi. Hawat avait raison.
Elle lutta pour ne pas tirer sur ses liens.
Ce n’est pas ma chambre, pensa-t-elle. Ils m’ont emmenée ailleurs.
Lentement, elle rétablit le calme en elle-même.
Elle prit conscience de l’odeur de sa propre sueur, de l’émanation chimique de la peur.
Où est Paul ? Mon fils… que lui ont-ils fait ?
Calme.
Elle lutta pour le calme, se servant des vieux enseignements.
Mais la terreur demeurait si proche.
Leto ? Où es-tu, Leto ?
L’obscurité diminuait. Il y eut des ombres, d’abord. Les dimensions furent marquées et devinrent autant d’aiguilles de perception. Blanc. Une ligne sous une porte.
Je suis sur le sol.
On marchait. Elle décelait les pas dans le sol. Elle repoussa le souvenir de la terreur. Je dois rester calme, éveillée, prête. Je n’aurai peut-être qu’une seule chance.
À nouveau, le calme intérieur.
Les battements de son cœur ralentirent, devinrent réguliers, prirent un rythme. Elle se mit à compter à rebours. Elle pensa : J’ai été inconsciente environ une heure. Elle ferma les yeux, focalisa toute sa perception sur les pas qui approchaient.
Quatre personnes.
Elle décelait la différence de leurs démarches.
Je dois feindre l’inconscience. Sur le sol froid, elle se détendit, vérifia l’éveil de tout son corps. Une porte s’ouvrit. Elle devina la lumière au travers de ses paupières closes.
Des pas, plus proches. Quelqu’un se penchait sur elle.
« Vous êtes éveillée, dit une voix de basse. N’essayez pas de feindre. »
Elle ouvrit les yeux.
Le baron Vladimir Harkonnen se dressait au-dessus d’elle. Derrière lui, tout autour, elle reconnut la cave où Paul avait dormi, elle vit la couche, vide. Des gardes arrivaient avec des lampes à suspenseurs qu’ils placèrent près du seuil. Dans le hall, au-delà, régnait une lumière vive qui lui blessa la vue.
Elle regarda le Baron. Il portait une cape jaune déformée par des suspenseurs portatifs. Sous ses yeux noirs d’araignée, il avait les grosses joues d’un chérubin.
« L’effet de la drogue a été calculé avec précision, reprit-il. Nous savions exactement à quelle minute vous deviez vous éveiller. »
Comment est-ce possible ? pensa-t-elle. Il leur faudrait connaître mon poids exact, mon métabolisme, mon… Yueh !
« Quel dommage que vous deviez rester bâillonnée ! dit le Baron. Nous pourrions avoir une conversation fort intéressante. »
Yueh est le seul possible, songeait Jessica. Mais comment ?
Le Baron se tourna vers le seuil. « Entre, Piter. »
Elle n’avait encore jamais vu l’homme qui entrait et qui vint se placer à côté du Baron. Pourtant, son visage lui était connu… et son nom : Piter de Vries, l’Assassin-Mentat. Elle l’examina. Des traits de faucon, des yeux d’un bleu d’encre qui suggéraient qu’il était natif d’Arrakis. Mais les détails subtils de son maintien et de ses gestes démentaient cette idée. Et il y avait trop d’eau dans sa chair ferme. Il était grand, élancé, avec quelque chose d’efféminé.
« Vraiment dommage que nous ne puissions avoir cette conversation, reprit le Baron. Mais, ma chère Dame Jessica, je connais vos possibilités. (Il jeta un coup d’œil au Mentat.) N’est-ce pas, Piter ? »
« Comme vous le dites, Baron. »
La voix était celle d’un ténor. Elle répandit une soudaine froideur au long des nerfs de Jessica. Jamais elle n’avait entendu une voix aussi glacée. Pour une Bene Gesserit, c’était comme si Piter avait hurlé Tueur !
« J’ai une surprise pour Piter, reprit le Baron. Il pense être venu ici pour percevoir sa récompense, vous, Dame Jessica. Mais je souhaite démontrer une chose : qu’il ne vous désire pas vraiment. »
« Vous jouez avec moi, Baron ? » demanda Piter en souriant.
En voyant ce sourire, Jessica se demanda comment le Baron pouvait ne pas se défendre immédiatement contre les atteintes du Mentat. Puis elle comprit qu’il ne pouvait lire ce sourire. Il n’avait pas reçu l’Éducation.
« De bien des façons, Piter est particulièrement naïf. Il ne parvient pas à saisir le danger mortel que vous représentez, Dame Jessica. Je le lui montrerais bien, mais ce serait prendre un risque inconsidéré. (Le Baron eut un sourire à l’adresse de son Mentat, dont le visage était devenu le masque de l’attente.) Je sais ce que Piter désire vraiment. Il désire le pouvoir. »