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« Je le vois, Piter. »

Basse grondante : Le Baron.

L’environnement se faisait plus net. Le siège devenait ferme. Les liens plus tangibles et durs.

Et il vit nettement le Baron. Ses mains, ses gestes. Le bord d’une assiette, le manche d’une cuiller. Un doigt qui suivait la ligne de la mâchoire. Cette main qui bougeait fascinait Leto.

« Vous pouvez m’entendre, Duc Leto, dit le Baron. Je sais que vous le pouvez. Nous voulons savoir où trouver votre concubine et l’enfant que vous avez conçu. »

Leto ne bougea pas. Les mots le baignaient de calme. C’est donc vrai. Ils ne les ont pas.

« Ceci n’est pas un jeu, gronda le Baron. Vous devez le savoir. » Il se pencha, étudiant le visage de Leto. Il était irrité que ceci dût se dérouler ainsi, sans intimité. Ils auraient dû être seuls, face à face. Que d’autres pussent découvrir la noblesse sous de tels aspects… Voilà qui créait un fâcheux précédent.

Leto sentait revenir ses forces. Et le souvenir de la fausse dent, soudain, fut comme un immense clocher dressé au centre d’une plaine, dans son esprit. Dans cette dent, il y avait une capsule dont la forme était exactement celle d’un nerf. Du gaz mortel. Et le Duc se rappelait qui avait implanté cette arme dans sa bouche.

Yueh.

Souvenir brumeux d’un corps traîné dans la pièce où il s’était lui-même trouvé. Souvenir comme une trace vaporeuse. Yueh.

« Entendez-vous ce bruit, Duc Leto ? » demanda le Baron.

Leto prit conscience, alors, d’un cri, comme l’appel nocturne d’une grenouille, le gémissement étouffé de quelqu’un qui agonisait.

« Nous avons capturé l’un de vos hommes. Il était déguisé en Fremen, reprit le Baron. Nous n’avons pas eu de mal à le découvrir. À cause des yeux, bien sûr. Il prétend avoir été envoyé parmi les Fremen pour les espionner. Mais, cher cousin, j’ai vécu pendant un certain temps sur cette planète. On n’espionne pas ces canailles du désert. Dites-moi : auriez-vous acheté leur assistance ? Leur avez-vous envoyé votre femme et votre fils ? »

La peur étreignit la poitrine de Leto. Si Yueh les a confiés au peuple du désert… la chasse n’aura de cesse qu’ils les aient trouvés.

« Allons, allons, dit le Baron. Nous n’avons que peu de temps et la souffrance est vive. Ne nous forcez point à cela, mon cher Duc. (Le Baron se tourna vers Piter, penché sur l’épaule de Leto.) Piter n’a pas tous ses outils ici mais je suis bien certain qu’il peut improviser. »

« Parfois, l’improvisation est même meilleure, Baron. »

Cette voix, cette voix soyeuse, insinuante ! Elle était tout près de son oreille.

« Vous aviez un plan d’alerte. Où avez-vous envoyé votre femme et le garçon ? Vous n’avez plus votre anneau ? Est-ce le garçon qui l’a maintenant ? »

Le Baron se tut, regarda droit dans les yeux de Leto : « Vous ne répondez pas. Allez-vous donc me forcer à faire une chose que je ne souhaite pas ? Piter usera de méthodes simples, directes. J’admets que, bien souvent, ce sont les meilleures mais il n’est pas bien, non, vraiment pas bien que vous y soyez soumis. »

« Fer rouge dans le dos ou, peut-être, sur les paupières, dit Piter. Ou sur d’autres parties du corps. C’est tout particulièrement efficace lorsque le sujet ignore en quel endroit va se poser le fer, la prochaine fois. Bonne méthode. Et il y a une certaine beauté dans la disposition des cicatrices blanches sur la peau. N’est-ce pas, Baron ? »

« Ravissant », dit le Baron, et sa voix était pleine d’aigreur.

Ces doigts, ces doigts qui touchent ! Le regard de Leto ne quittait pas les mains grasses, les bijoux brillants sur les doigts de bébé qui étreignaient les choses.

Les cris de souffrance qui venaient de derrière la porte mordaient dans les nerfs du Duc. Qui ont-ils capturé ? Est-ce Idaho ?

« Croyez-moi, mon cher cousin. Je ne désire pas en arriver là. »

« Pensez à des messagers courant le long des nerfs en quête d’une aide qui ne peut venir, dit Piter. Il y a en cela de la beauté, voyez-vous. »

« Quel magnifique artiste tu fais ! grommela le Baron. À présent, aie la décence de rester silencieux. »

Soudain, des paroles de Gurney Halleck traversèrent l’esprit du Duc. Il avait dit une fois, en voyant un portrait du Baron : « Et, debout sur le fond sableux de la mer, je vis une bête surgir… Et je vis sur ses têtes son nom : Blasphème. »

« Nous perdons du temps, Baron », dit Piter.

« Peut-être. (Le Baron hocha la tête.) Mon cher Leto, vous savez bien que vous finirez par nous dire où ils sont. Il existe un degré de souffrance qui aura raison de vous. »

Il a raison, très probablement, pensa Leto. Seulement il y a la dent… et le fait que j’ignore vraiment où ils se trouvent.

Le Baron se découpa un morceau de viande, le mit dans sa bouche, le mâcha lentement, le déglutit. Il faut essayer autre chose, songeait-il.

« Contemple ce prisonnier qui nie être à vendre, dit le Baron. Contemple-le, Piter. »

Et le Baron pensait : Oui, regarde-le, cet homme qui croit qu’on ne peut l’acheter. Regarde-le, partagé entre des millions de parts de lui-même vendues au détail à chaque seconde de son existence ! Si tu le prenais en cet instant, si tu le secouais, tu entendrais un bruit de grelot. Vide ! Vendu ! Qu’il meure de telle ou telle façon, maintenant, quelle différence cela fait-il ?

Derrière la porte, les coassements de grenouilles se turent.

Umman Kudu, le capitaine des gardes, apparut sur le seuil et secoua la tête. Le prisonnier n’avait rien révélé. Un autre échec. Il était temps de cesser de jouer avec cet idiot de Duc, ce pauvre fou qui ne réalisait pas que l’enfer était si près de lui… à un nerf d’épaisseur.

Cette pensée ramena le calme dans l’esprit du Baron, triompha de sa répugnance à voir un être de sang royal soumis à la souffrance. Il se découvrait tout à coup sous l’aspect d’un chirurgien tranchant, incisant sans cesse, ôtant leurs masques aux fous, mettant au jour l’enfer.

Des lapins ! Tous des lapins !

Ils fuyaient devant le carnivore !

Leto leva les yeux vers l’extrémité de la table, se demandant pourquoi il attendait encore. La dent aurait si rapidement raison de tout cela. Pourtant… Sa vie avait été agréable, pour la plus grande part. Il se souvenait d’un cerf-volant dans le ciel de Caladan, bleu comme un coquillage, de Paul qui riait. Et du soleil de l’aube, ici, sur Arrakis… des stries de couleurs sur le Bouclier estompées par la brume de poussière.

« Quel dommage », murmura le Baron. Il repoussa son siège, se leva avec l’aide de ses suspenseurs, puis hésita. Il avait décelé un changement soudain dans le Duc. Il le vit respirer à fond. Ses joues se raidirent. Un muscle frémit comme le Duc claquait violemment les mâchoires…

Il a peur ! songea le Baron.

Effrayé à la pensée que le Baron pût lui échapper, Leto mordit sauvagement la capsule. Il la sentit se briser. Il ouvrit la bouche et souffla la vapeur dont il sentait le goût sur sa langue. Le Baron devint plus petit, s’enfonça dans un tunnel qui allait se rétrécissant. Leto entendit un hoquet près de son oreille. La voix soyeuse… Piter.

Lui aussi ! Je l’ai eu !

« Piter ! Qu’y a-t-il ? »

La voix grondait, très loin.

Leto sentit rouler, tourbillonner les souvenirs. La pièce, la table, le Baron, deux yeux terrifiés, bleus… Tout se fondit dans une destruction symétrique.

Un homme au menton aigu tombait. L’homme-jouet avait le nez brisé. Un métronome figé à jamais. Un fracas, un grondement. Son esprit tournait sans fin, percevait tout. Tout ce qui avait jamais été cri, souffle, chuchotement. Tout…