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« Je ne serai jamais un Mentat. Je suis autre chose… une monstruosité. »

« Paul ! Comment peux-tu dire de telles… »

« Laissez-moi seul ! »

Il se détourna d’elle et son regard plongea dans la nuit. Pourquoi ne puis-je pleurer ? songeait-il. Chaque fibre de son être s’y efforçait mais il savait que cela lui serait à jamais refusé.

Jamais encore Jessica n’avait perçu une telle détresse dans la voix de son fils. Elle aurait voulu le serrer contre elle, le consoler, l’aider… mais elle savait dans le même instant qu’elle ne pouvait rien pour lui. Il devrait résoudre lui-même ses problèmes.

Le manuel du Fremkit qui continuait de briller sur le sol attira son regard. Elle le prit et lut : « Manuel du Désert Ami, ce lieu plein de vie. Voici l’ayat et le burhan de la Vie. Crois, et jamais al-Lhat ne te consumera. »

Cela ressemble au Livre d’Azhar, se dit-elle, se souvenant de ses études des Grands Secrets. Arrakis aurait-elle connu un Manipulateur de Religions ?

Paul prit le paracompas dans le Fremkit, le reposa et dit : « Songez à tous ces appareils fremen aux fonctions précises. Ils sont l’indice d’une sophistication incomparable. Admettez-le. La culture qui a conçu tout ceci est plus vaste qu’on le soupçonne. »

En hésitant, toujours troublée par la dureté de la voix de son fils, Jessica se pencha de nouveau sur le manuel. Une constellation du ciel arrakeen : « Muad’Dib : la Souris. » Elle remarqua que la queue était dirigée vers le nord.

Paul observait la silhouette de sa mère, vaguement dessinée par la clarté du brilleur du manuel. Voici venu le moment d’exaucer le vœu de mon père, songea-t-il. Je dois lui transmettre le message maintenant, alors qu’elle a encore le temps de pleurer. Plus tard, ce serait inopportun. Cette logique précise le choqua.

« Mère ? »

« Oui ? »

Elle avait décelé le changement dans sa voix. Le froid se répandait maintenant dans ses entrailles. Mais jamais encore elle n’avait perçu un contrôle si dur.

« Mon père est mort », reprit Paul.

Elle chercha en elle-même. Les faits s’accouplant aux faits. L’assimilation bene gesserit. Et cela lui vint : la sensation d’une perte terrifiante.

Et elle hocha la tête, sans pouvoir parler.

« Mon père m’avait chargé de vous transmettre un message si quelque chose lui advenait. Il craignait que vous ne pensiez qu’il se défiait de vous. »

Ce soupçon inutile, pensa-t-elle.

« Il voulait que vous sachiez qu’il n’en a jamais été ainsi. (Il expliqua les faits tels qu’ils avaient été et ajouta :) Il désirait que vous sachiez que vous aviez sa confiance absolue, qu’il vous aimait toujours. Il a dit qu’il se serait plutôt méfié de lui-même que de vous et qu’il n’avait qu’un regret, celui de ne point vous avoir fait Duchesse. »

Elle essuya les larmes qui roulaient sur ses joues et pensa : Quel gaspillage stupide ! Toute cette eau ! Mais elle savait dans le même instant que cette pensée révélait seulement son désir de se réfugier dans la colère. Leto, mon Leto. Quelles terribles choses pouvons-nous faire à ceux que nous aimons ! D’un geste brusque, elle éteignit le brilleur du manuel.

Elle se mit à sangloter.

Paul entendait son chagrin. En lui, il ne distinguait rien. Je n’ai pas de chagrin, pensa-t-il. Pourquoi ? Pourquoi ? Cette incapacité de trouver du chagrin lui semblait une tare redoutable.

« Un temps pour avoir, un temps pour perdre », pensa Jessica. Une phrase de la Bible Catholique Orange. « Un temps pour garder, un temps pour rejeter ; un temps pour aimer, un temps pour haïr ; un temps pour la guerre, un temps pour la paix. »

L’esprit de Paul continuait sa course, froid, précis. Il découvrait les voies du temps ouvertes devant eux, sur ce monde. Sans même le secours du rêve, ses pouvoirs de prescience lui révélaient le faisceau des avenirs probables, et quelque chose d’autre, une frange d’inconnu… Comme s’il plongeait dans quelque niveau d’où le temps était absent mais où soufflaient les vents venus du futur.

Brusquement, comme s’il venait de découvrir une clé nécessaire, il s’éleva d’un échelon supplémentaire dans la perception. Il sentit qu’il était plus haut, trouva une prise précaire, regarda autour de lui. C’était comme le centre d’une sphère d’où irradiaient des avenues, dans toutes les directions. Encore que cette image fût loin de l’exacte sensation.

Il se souvenait d’un mouchoir de gaze flottant dans le vent. Et il percevait le futur ainsi, maintenant. Comme une surface ondulante, sans consistance.

Il voyait des gens.

Il sentait la chaleur et le froid de probabilités innombrables.

Il connaissait des noms et des lieux, éprouvait des émotions sans nombre, recevait des informations venues de sources multiples et inexplorées. Le temps était là pour sonder, goûter, examiner, mais pas pour façonner.

Le tout était le spectre des possibilités du plus lointain passé au plus lointain avenir, du plus probable au plus improbable. Il voyait sa propre mort en d’innombrables versions. Il voyait de nouveaux mondes, de nouvelles civilisations.

Des êtres.

Des êtres.

Des multitudes d’êtres qu’il ne pouvait dénombrer mais dont il percevait l’existence.

Des gens de la Guilde.

La Guilde… Pour nous, ce pourrait être l’issue. Faire accepter mon étrangeté comme une chose familière mais précieuse. L’épice, à présent nécessaire, nous serait assurée.

Mais il était effrayé à l’idée de devoir vivre le reste de son existence avec ce même esprit tâtonnant entre les avenirs possibles qui guidait les astronefs. Pourtant, c’était une voie ouverte. Et, en affrontant cet avenir possible qui recelait les gens de la Guilde, il reconnaissait sa propre étrangeté.

J’ai une autre vision. Je vois un autre paysage : tous les chemins offerts.

C’était là une pensée qui rassurait et inquiétait. Tant de ces chemins disparaissaient, se perdaient hors de vue.

Aussi vite qu’elle était venue, la sensation disparut et il comprit que cet instant n’avait duré que le temps d’un battement de cœur.

Pourtant, sa conscience avait été retournée, éclairée de terrifiante façon. Il regarda autour de lui.

La nuit recouvrait toujours l’abri-distille et les rochers protecteurs. Et sa mère pleurait toujours.

En lui, il ne ressentait toujours aucun chagrin. Séparé de son esprit, quelque part, il y avait toujours cet endroit creux qui poursuivait sa fonction, qui assimilait les informations, évaluait, déduisait, proposait des réponses à la façon d’un esprit Mentat.

Mais peu d’esprits avaient jamais accumulé autant d’informations. Et cela ne rendait pas l’endroit creux plus supportable. Paul avait l’impression que quelque chose devait se briser. C’était comme un mouvement d’horlogerie réglé pour l’explosion d’une bombe. Et le tic-tac continuait sans cesse, contre son gré. Et les plus infimes variations, autour de lui, étaient enregistrées. La plus subtile modification du taux d’humidité, une chute de température d’une fraction de degré, l’avancée d’un insecte sur le toit de l’abri, la lente montée de l’aube dans le fragment de ciel poudré d’étoiles.

Ce vide était insupportable. Et de savoir comment ce mouvement d’horlogerie avait été mis en marche ne faisait aucune différence. Il pouvait contempler tout son passé et il voyait la mise en place du mécanisme : son éducation, l’entraînement, l’affinement de ses talents, les pressions des disciplines sophistiquées, la découverte de la Bible Catholique Orange dans un moment critique… Et puis, l’épice.