« Des rumeurs ! Rien que des rumeurs ! Êtes-vous prêt à choisir dès à présent entre moi et les Fremen ? Nous sommes en sécurité. Notre sietch est taillé dans le roc et nous disposons de nos propres bassins abrités. Notre vie est celle des hommes civilisés. Les Fremen ne sont que quelques hordes errantes que nous utilisons pour trouver l’épice. »
« Mais ils peuvent tuer des Harkonnen. »
« Souhaitez-vous connaître le résultat ? En ce moment même on continue de les pourchasser, de les traquer comme des animaux, avec des lasers, parce qu’ils n’ont pas de boucliers. Ils vont être exterminés. Pourquoi ? Parce qu’ils ont tué des Harkonnen. »
« Étaient-ce bien des Harkonnen ? »
« Que voulez-vous dire ? »
« N’avez-vous pas entendu parler de la présence de Sardaukars aux côtés des Harkonnen ? »
« Encore des rumeurs. »
« Mais un pogrom… Cela ne ressemble pas aux Harkonnen. Un pogrom est du gaspillage. »
« Je crois ce que mes yeux voient, dit Tuek. Faites votre choix, soldat. Moi ou les Fremen. Je vous promets un abri et une chance d’obtenir un jour ce sang que vous et moi désirons. Soyez-en certain. Les Fremen, eux, ne vous offriront que l’existence d’un homme traqué. »
Halleck hésita. Il lisait de la sagesse et de la sympathie dans les paroles de Tuek, pourtant, pour quelque raison qu’il ignorait, il était troublé.
« Fiez-vous à vos capacités, reprit le contrebandier. Quelles décisions ont joué au cours de la bataille ? Les vôtres. Alors, décidez, maintenant. »
« Il doit en être ainsi, dit Halleck. Le Duc et son fils sont morts ? »
« Les Harkonnen le croient. Pour ce genre de chose, j’inclinerai à leur faire confiance. (Un sourire amer apparut sur le visage de Tuek.) Mais en cela seulement. »
« Alors il doit en être ainsi, répéta Halleck. (Il tendit la main droite, la paume vers le haut, le pouce replié selon le geste traditionnel.) Je vous donne mon épée. »
« Je l’accepte. »
« Souhaitez-vous que je persuade mes hommes de m’imiter ? »
« Les laisseriez-vous choisir par eux-mêmes ? »
« Ils m’ont suivi jusque-là, mais la plupart sont natifs de Caladan. Arrakis n’est pas ce qu’ils imaginaient. Ici, ils ont tout perdu si ce n’est leur vie. Je préférerais maintenant qu’ils décident seuls. »
« Le moment n’est pas venu de faillir à votre rôle. Ils vous ont suivi jusque-là. »
« Vous avez besoin d’eux, n’est-ce pas ? »
« Nous avons toujours besoin de combattants expérimentés… En ce moment plus que jamais. »
« Vous avez accepté mon épée. Vous souhaitez que je les persuade de rester ? »
« Je pense qu’ils vous suivront, Gurney Halleck. »
« Il faut l’espérer. »
« Oui. »
« C’est donc à moi de décider ? »
« Ce sera votre décision, oui. »
Halleck se leva. Ce simple mouvement l’obligeait à puiser dans ses réserves d’énergie.
« Pour l’instant, je vais me rendre à leurs quartiers pour voir s’ils sont bien installés », dit-il.
« Adressez-vous à mon intendant. Il se nomme Drisq. Dites-lui que je désire que tous les services possibles vous soient rendus. Je vous rejoindrai. Il me faut d’abord veiller à l’expédition de plusieurs cargaisons d’épice. »
« De tous côtés, la fortune passe », dit Halleck.
« De tous côtés. Les temps les plus troublés sont favorables à notre profession. »
Halleck acquiesça. Il entendit un faible chuintement et ressentit le souffle de l’air à l’instant où la porte du sas s’ouvrait. Il se retourna, franchit le seuil et quitta le bureau de Tuek.
Il se retrouva dans la salle de rassemblement où lui et ses hommes avaient été amenés par les adjoints de Tuek. Elle était longue, plutôt étroite et elle avait été taillée à même le roc, sans doute à l’aide de brûleurs à taillerays, comme en témoignait le sol lisse. Le plafond était assez élevé pour maintenir l’assise naturelle du rocher et pour permettre la circulation des courants de convection. Au long des murailles étaient fixés des râteliers d’armes et des placards.
Avec une certaine fierté, Halleck remarqua que la plupart de ses hommes encore valides demeuraient debout. Nul repos dans la lassitude et la défaite, pour eux. Les médics des contrebandiers allaient d’un blessé à l’autre. Sur la gauche on avait rassemblé des litières. Chaque blessé avait à côté de lui un compagnon.
Les Atréides. « Nous veillons sur les nôtres ! »
C’était en eux comme un noyau indestructible, se dit Halleck.
L’un de ses lieutenants s’avança. Il tenait la balisette à neuf cordes d’Halleck. Il salua et dit : « Chef, les médics disent qu’il n’y a plus d’espoir pour Mattai. Ils n’ont pas de banque d’organes ou d’os, ici. Seulement le nécessaire d’urgence. Mattai ne vivra pas, à ce qu’ils disent. Alors il a une requête à vous présenter. »
« Laquelle ? »
Le lieutenant tendit la balisette. « Il veut une chanson pour adoucir son départ, chef. Il dit que vous saurez trouver celle qui convient… il vous l’a assez souvent demandée, à ce qu’il dit. (Le lieutenant avala sa salive péniblement.) C’est celle qui s’appelle Ma Femme, chef… Si vous… » « Je sais. » Halleck prit la balisette, sortit le multiple de son étui sur le manche, essaya une corde et comprit que quelqu’un avait déjà accordé l’instrument pour lui. Ses yeux étaient brûlants mais il chassa toute pensée tandis qu’il s’avançait, essayant ses accords et s’efforçant de sourire.
Plusieurs hommes et un médic des contrebandiers étaient penchés sur l’une des litières. Comme Halleck s’approchait, un homme se mit à chanter, prenant immédiatement le rythme avec l’aisance d’une longue habitude.
« Douce à sa fenêtre,
Dans le couchant rouge et doré.
Lignes souples sur le verre,
Ma femme se penche, les bras repliés…
Viens à moi,
Viens à moi, douce adorée,
Pour moi, Pour moi, douce adorée. »
Le chanteur s’interrompit, tendit un bras pansé et ferma les paupières de l’homme sur la litière.
Halleck tira un dernier accord de la balisette et pensa : Maintenant, nous ne sommes plus que soixante-treize.
Pour bien des gens, il est difficile de comprendre la vie familiale de la Crèche Royale, mais je vais essayer de vous en donner une vision condensée. Mon père, je crois bien, n’avait qu’un seul véritable ami, le comte Hasimir Fenring, l’eunuque génétique qui était l’un des plus redoutables guerriers de l’Imperium. Le Comte, petit homme laid et sémillant, amena un jour une nouvelle esclave-concubine à mon père, et ma mère me dépêcha auprès de lui afin d’espionner. Tous, nous espionnions mon père pour nous protéger. Certes, une esclave-concubine accordée à mon père selon l’accord Bene Gesserit-Guilde ne pouvait porter de Successeur Royal, mais les intrigues se succédaient sans cesse et en toute similitude. Ma mère, mes sœurs et moi, nous avions pris l’habitude d’éviter les plus subtils instruments de mort. Cela semble terrible à dire, mais je ne suis pas certaine que mon père ne se trouvât pas à l’origine de plusieurs tentatives. Une Famille Royale ne peut ressembler aux autres familles. Donc, cette nouvelle esclave-concubine était là, souple, jolie et rousse comme mon père. Elle avait des muscles de danseuse et il était certain que la neuro-séduction faisait partie de son éducation. Elle était debout devant mon père, nue, et il la regarda longuement avant de déclarer : « Elle est trop belle. Nous la réserverons pour un cadeau. » Vous ne pouvez soupçonner la consternation qui succéda à cette décision, dans la Crèche Royale. La subtilité et le contrôle de soi n’étaient-ils point des qualités qui nous menaçaient toutes directement ?