Dans la Maison de Mon Père,
par la Princesse Irulan.
Dans l’après-midi finissant, Paul se tenait devant la tente-distille. La crevasse était envahie par l’ombre profonde. Par-delà le sable, Paul contemplait la lointaine falaise, se demandant s’il devait éveiller dès maintenant sa mère qui dormait encore.
Plis de sable sur plis de sable, les dunes roulaient sous le soleil déclinant qui dessinait des ombres denses comme la nuit.
Tout était plat.
Dans son esprit, il chercha quelque chose de vertical qu’il pût greffer sur ce paysage. Mais il n’y avait rien, rien d’un horizon à l’autre, sous l’air surchauffé. La brise n’agitait pas la moindre fleur, la moindre plante fragile. Les dunes… Et la falaise, là-bas, sous le ciel d’argent bleui.
Et si ce n’est pas l’une des stations abandonnées ? se demanda Paul. S’il n’y a pas de Fremen, là-bas ? Si ces plantes ne sont qu’un accident ?
Dans la tente, Jessica s’éveilla, se retourna et, par la paroi transparente, regarda son fils. Il lui tournait le dos et quelque chose, dans son attitude, lui rappela le Duc. Tout au fond d’elle, elle retrouva alors le puits noir de son chagrin et elle détourna le regard.
Elle ajusta son distille, but un peu de l’eau recueillie par la poche de la tente et sortit en s’étirant, chassant le sommeil de ses muscles.
« J’apprécie le calme de cet endroit », dit Paul sans se retourner.
Comme l’esprit se forme à l’environnement, songea-t-elle. Un axiome bene gesserit lui revint : « Sous l’effet d’une tension, l’esprit va dans l’une ou l’autre direction : positive ou négative, dedans ou dehors. Concevez-le comme un spectre dont les extrêmes seraient l’inconscient, négatif, et l’hyper-conscient, positif. La façon dont l’esprit réagit sous la tension est fortement influencée par l’entraînement reçu. »
« La vie pourrait être agréable, ici », dit Paul.
Jessica essaya de voir le désert avec les yeux de son fils, tentant de rassembler toutes les rigueurs qui étaient communes sur cette planète, s’interrogeant sur les avenirs possibles que Paul avait entrevus. Ici, pensa-t-elle, on peut vivre seul sans se retourner, sans craindre le chasseur.
Elle s’avança, dépassa Paul, leva les jumelles et régla les objectifs à huile. Puis elle observa l’escarpement rocheux, de l’autre côté du désert. Oui, c’était bien du saguaro, là-bas, dans les arroyos. Il y avait aussi d’autres épineux… et des plaques d’herbe courte, jaune-vert entre les ombres.
« Je vais lever le camp », dit Paul.
Elle hocha la tête et gagna l’extrémité de la fissure, d’où elle pouvait contempler toute l’étendue du désert. Elle braqua alors ses jumelles vers la gauche. Une plaque de sel scintillait, maculée d’ocre sur les bords, blanche pourtant, ici où la mort était blanche. Mais cette plaque de sel disait bien autre chose. Elle disait : eau. Il y avait eu un temps où l’eau avait coulé sur cette blancheur scintillante. Jessica abaissa ses jumelles, ajusta son burnous et, durant un instant, prêta l’oreille aux mouvements de Paul.
Le soleil descendit plus bas encore. Les ombres s’étendirent sur la plaque de sel. Des lignes de couleurs fulgurantes jaillirent sur l’horizon du couchant. Puis elles se fondirent en un flot d’ombre sur le sable. Des rivages charbonneux apparurent et puis, tout à coup, la nuit s’épaissit sur le désert.
Les étoiles !
Elle leva les yeux vers le ciel et sentit que Paul s’approchait, venait près d’elle. La nuit s’établissait sur tout le désert et les étoiles semblaient monter du sable. Le poids du jour glissait, disparaissait. Jessica sentit sur son visage la caresse fugace d’une brise.
« La première lune va bientôt se lever, dit Paul. Le paquet est prêt et j’ai planté le marteleur. »
Dans cet endroit infernal, songea-t-elle, nous pourrions nous perdre à tout jamais. Sans que nul le sache.
Le vent de la nuit se leva et des filets de sable effleurèrent sa peau, apportant une senteur de cannelle, une pluie de parfums dans l’ombre.
« Vous sentez cela ? » demanda Paul.
« Même au travers du filtre. Cela représente une grande richesse. Mais est-ce suffisant pour acheter de l’eau ? (Elle désigna le bassin de sable.) Je ne distingue pas de lumières artificielles. »
« Les Fremen se dissimuleraient dans un sietch, derrière ces rochers », dit-il.
Un disque d’argent surgit sur l’horizon, à leur droite : la première lune. Elle s’élevait lentement. La forme d’une main apparaissait nettement sur l’hémisphère visible. Le regard de Jessica se posa sur le sable baigné de clarté argentée.
« J’ai planté le marteleur au plus profond de la crevasse, dit Paul. Lorsque j’allumerai la mèche, nous disposerons d’environ trente minutes. »
« Trente minutes ? »
« Avant d’attirer… un ver. »
« Bien. Je suis prête. »
Il s’éloigna et elle entendit ses pas au long de la fissure.
La nuit est un tunnel, se dit-elle. Un trou dans l’avenir… si nous avons encore un avenir. Elle secoua la tête. Pourquoi suis-je aussi morbide ? Où est donc mon éducation ?
Paul revint vers elle. Il prit le paquet et la précéda en direction de la première dune. Là, il s’arrêta et prêta l’oreille tandis qu’elle le rejoignait. Il percevait ses pas et la chute froide des grains de sable solitaires. Le code du désert qui se protégeait.
« Il faut que nous marchions sans rythme », rappela-t-il, et le souvenir lui revint d’hommes cheminant dans le sable, souvenir vrai et souvenir prescient.
« Regardez-moi. C’est ainsi que les Fremen marchent dans le sable. »
Il s’avança sur la dune, du côté exposé au vent, suivit la courbe d’une démarche traînante.
Jessica l’observa durant dix pas, le suivit, l’imita. Elle comprenait : ils devaient émettre les mêmes bruits que le sable dans sa chute naturelle… sous l’effet du vent. Mais les muscles réagissaient contre cette démarche brisée, anormale : Un pas… Je glisse… Je glisse… Un pas… Un pas… J’attends… Je glisse… Un pas…
Le temps s’étirait tout autour d’eux. La falaise semblait ne jamais grandir. Et celle qu’ils avaient quittée se dressait toujours au-dessus de leurs têtes.
Foum ! Foum ! Foum ! Foum !
Le bruit de tambour s’élevait de la falaise, derrière eux.
« Le marteleur », souffla Paul.
Le bruit sourd et régulier, ils s’en rendaient compte, rendait plus difficile encore leur progression brisée.
« Foum ! Foum ! Foum ! Foum ! Foum ! »
Ils dévalèrent un creux baigné de lune, poursuivis par ce martèlement, de dune en dune, dans le sable en cascades :… Je glisse… J’attends… Un pas…
Sur le sable aggloméré qui roulait sous leurs pas : Je glisse… J’attends… Un pas…
Et ils ne cessaient pas un seul instant de guetter le sifflement qu’ils connaissaient maintenant si bien.
Celui-ci, lorsqu’il vint enfin, fut si faible qu’ils ne le perçurent pas vraiment, tout d’abord sous le bruit de leurs pas. Puis il se fit plus net, plus fort… Vers l’ouest.