Elle regarda. Les repères usés par le vent se dessinaient sur l’ombre d’une étroite corniche qui, loin au-dessus d’eux, plongeait dans une crevasse.
« Ils ont marqué un chemin sur la falaise », dit Paul. Il assura le paquet sur ses épaules et entama l’escalade.
Avant de le suivre, Jessica attendit un instant, rassemblant ses forces.
Ils suivirent les repères jusqu’à ce que la corniche se rétrécisse en une étroite lèvre rocheuse, au seuil d’une crevasse ténébreuse.
Paul baissa la tête pour sonder l’obscurité. Il avait conscience de la précarité de sa situation sur la mince bande de rocher, mais il fallait être prudent, agir lentement. À l’intérieur de la crevasse, il ne décelait que les ténèbres. Jusqu’aux étoiles, tout au sommet. Il écoutait aussi, mais ne percevait que des bruits normaux : chute de sable, vrombissement léger d’un insecte, grattement des pattes d’une minuscule bestiole. Il avança un pied, pesa sur le sol. Sous une mince couche de sable, c’était du rocher. Lentement, très lentement, il se pencha à l’angle de la crevasse et fit signe à Jessica de le suivre. Il tendit la main, saisit un pli de sa robe et l’attira jusqu’à lui.
Ils levèrent les yeux vers l’étroite bande d’étoiles qui courait entre les deux parois noires de la crevasse. Près de lui, Paul distinguait sa mère comme une forme grise, floue. « Si seulement nous pouvions utiliser une lampe », murmura-t-il.
« Nous disposons d’autres sens que notre vue », dit-elle.
Il avança d’un pas, assura son équilibre et tendit l’autre pied. Il rencontra un obstacle. Il leva à nouveau le pied, sentit la marche dans le roc, se hissa vers le haut. Puis il se retourna, découvrit le bras de sa mère et, à nouveau, la tira par sa robe.
Un autre pas.
« Cela monte jusqu’au sommet », souffla-t-il.
Une crevasse, des marches, songea Jessica. Sans aucun doute taillées par des hommes.
Degré après degré, elle suivait la silhouette imprécise de son fils. Les murailles rocheuses se rétrécirent et elle finit par les frôler des épaules. Les marches s’achevèrent dans un étroit défilé d’environ vingt mètres de long qui débouchait sur un creux baigné de lune.
Paul s’arrêta au bord et murmura : « Quel merveilleux endroit ! »
Un pas derrière lui, Jessica ne répondit pas mais elle regardait, elle aussi.
Malgré sa fatigue, malgré l’irritation causée par les embouts de ses narines et les recycles, malgré le distille, la peur et une folle envie de se reposer, elle se sentait saisie par la beauté du lieu. Une beauté qui touchait tous ses sens, qui l’obligeait à demeurer là, immobile, pour admirer.
« Un pays de conte de fées », souffla Paul. Et elle acquiesça.
À gauche, la paroi du bassin était obscure mais, à droite, elle semblait couverte de givre. Au centre, un jardin de buissons, de cactées, de pousses rêches vibrait dans le clair de lune.
« Ce doit être un site fremen », dit Paul.
« Pour que toutes ces plantes survivent, il a fallu des hommes. » Jessica ouvrit le tube qui plongeait dans les poches de son distille et elle but une gorgée d’eau. C’était chaud, un peu âcre dans sa gorge. Pourtant, elle sentait que cela la rafraîchissait. En remettant l’obturateur du tube, elle sentit crisser des grains de sable.
Un mouvement attira le regard de Paul. Sur sa droite, près du fond du bassin, entre les buissons et les herbes, il aperçut une bande de sable. Là, quelque chose de petit sautillait. Tip-top-tip-tip…
« Des souris ! » dit-il.
Tip-top-tip… Elles sortaient et rentraient dans l’ombre, alternativement.
Puis quelque chose s’abattit silencieusement au milieu des souris. Il y eut un piaillement ténu, un battement d’ailes et un grand oiseau gris et fantomatique s’envola au-dessus du bassin, tenant une ombre minuscule entre ses serres.
Nous avions oublié cela, pensa Jessica.
Paul continuait d’observer le bassin. Il huma l’air de la nuit et perçut le contrepoint de la sauge entre tous les autres parfums. Cet oiseau de proie… Le désert était ainsi, songea-t-il. Le silence était maintenant devenu total. Il lui semblait presque qu’il entendait le lent ruissellement bleu du clair de lune sur les saguaro-sentinelles et les buissons-peinture épineux. La lumière, ici, était comme un murmure grave, une harmonie plus juste que toute autre dans l’univers.
« Nous ferions bien de trouver un endroit où planter la tente, dit-il. Demain, nous essaierons de trouver les Fremen qui… »
« La plupart des intrus regrettent de trouver les Fremen ! »
C’était une voix d’homme, lourde, tranchante, qui fendit le silence. Elle venait de la droite, au-dessus d’eux.
« Je vous en prie, intrus, ne courez pas ! reprit la voix comme Paul se retournait vers le défilé. Vous ne feriez que gâcher l’eau de vos corps. »
C’est ce qu’ils veulent, se dit Jessica. L’eau de nos corps !
Balayant sa fatigue, elle prépara ses muscles, les tendit au maximum sans trahir ce changement dans son attitude. Elle localisait maintenant l’origine de la voix. Je ne l’ai pas entendu approcher ! se dit-elle. Celui qui venait de les interpeller avait réussi à progresser jusque-là en ne produisant que les bruits naturels du désert.
Une seconde voix s’éleva sur leur gauche, au bord du bassin.
« Fais vite, Stil. Prends leur eau et poursuivons notre route. Il nous reste peu de temps avant l’aube. »
Paul, moins entraîné que sa mère à réagir rapidement, regrettait d’avoir tenté de battre en retraite. Cet instant de panique avait amoindri ses facultés. À présent, il s’efforçait de mettre en pratique ce que Jessica lui avait appris : calme, puis semblant de calme, puis contrôle brusque des muscles, prêts à répondre dans n’importe quelle direction.
Pourtant, il ressentait toujours le frôlement de la peur et il en connaissait la raison. Ce moment était obscur. Il n’appartenait à aucun des avenirs qu’il avait vus… Sa mère et lui étaient à la merci de deux Fremen sauvages qui n’en voulaient qu’à l’eau que recelait la chair de deux corps vulnérables.
Cette religion fremen adaptée est donc la source de ce que nous reconnaissons maintenant comme « Les Piliers de l’Univers », dont les Qizara Tafwid sont les représentants parmi nous, avec les signes, les preuves et la prophétie. Ils nous apportent cette fusion mystique arrakeen dont la profonde beauté apparaît dans l’émouvante musique construite sur les formes anciennes mais marquée par cet éveil nouveau. Qui n’a entendu, sans être bouleversé, cet « Hymne du Vieil Homme » ?
J’ai foulé un désert
Dont les mirages flottants étaient les habitants.
Vorace de gloire, affamé de danger,
J’ai parcouru les horizons de al-Kulab,
J’ai regardé le temps niveler les montagnes
Dans sa quête et sa faim de moi.
Et j’ai vu surgir les moineaux,
Plus vifs que le loup en chasse.
Et dans l’arbre de ma jeunesse ils se sont dispersés.
Je les ai entendus dans mes branches
Et j’ai connu leurs pattes et leurs becs !
Extrait de L’Éveil d’Arrakis,
par la Princesse Irulan.