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L’homme surgit en rampant au sommet d’une dune. Dans le soleil de midi, il se confondait avec le sable. Il n’était plus vêtu que de lambeaux de cape jubba et la chaleur mordait sa peau nue. Il avait perdu le capuchon de la cape mais, avec un bout de tissu, il s’était fait un turban sous lequel apparaissaient des mèches de cheveux couleur de sable. Sa barbe était clairsemée, ses sourcils épais. Sous ses yeux entièrement bleus, une tache sombre marquait ses joues. Entre la moustache et la barbe, un sillon de poils agglomérés révélait l’emplacement d’un tube de distille.

L’homme s’immobilisa au sommet de la dune, les bras étendus vers l’autre versant. Le sang s’était coagulé sur son dos, ses bras et ses jambes. Des croûtes de sable jaunâtre s’étaient formées sur ses plaies. Lentement, il prit appui sur ses mains et se releva en vacillant. Même en cet instant, il restait une certaine précision dans ses mouvements.

« Je suis Liet-Kynes, dit-il en s’adressant à l’horizon vide. (Et sa voix rauque n’était plus que la caricature de ce qu’elle avait été.) Je suis le Planétologiste de Sa Majesté Impériale. Écologiste planétaire d’Arrakis. Le serviteur de ce territoire. »

Il trébucha, tomba sur le côté dans la croûte de sable de la face exposée au vent. Ses mains brassèrent lentement le sable.

Je suis le serviteur de ce sable, pensa-t-il.

Il se rendait compte qu’il était au seuil du délire. Il lui fallait creuser, s’enfoncer dans le sable pour trouver la couche profonde qui conservait un peu de fraîcheur et s’y enfouir. Mais il percevait le parfum douceâtre, tenace, des esters d’une poche d’épice en formation, là, quelque part sous lui. Plus que tout autre Fremen, il savait le péril que cela représentait. S’il pouvait sentir la masse d’épice jeune, cela signifiait que les gaz sous pression approchaient du point d’explosion. Il lui fallait s’éloigner.

Faiblement, ses mains s’ancrèrent dans le sable de la dune.

Une pensée se forma dans son esprit, claire, distincte : La véritable richesse d’une planète est dans ses paysages, dans le rôle que nous jouons dans cette source primordiale de civilisation : l’agriculture.

Et il songea qu’il était bien étrange que l’esprit, habitué longtemps à suivre certain sillon, ne pût le quitter. Les Harkonnen l’avaient abandonné sans eau ni distille, croyant que, si le désert n’avait pas raison de lui, un ver s’en chargerait. Ils avaient trouvé cela amusant, de le laisser ainsi mourir lentement des mains impersonnelles de la planète.

Les Harkonnen ont toujours trouvé qu’il était difficile de tuer les Fremen, se dit-il. Nous ne mourons pas facilement. Je devrais être mort, en ce moment… Je le serai bientôt… mais je ne peux m’empêcher d’être encore un écologiste…

« La plus haute fonction de l’écologie est la compréhension des conséquences. »

Cette voix le bouleversa parce qu’il croyait que celui auquel elle appartenait était mort. C’était la voix de son père qui avait été planétologiste sur ce monde bien avant lui, son père mort depuis longtemps, tué dans l’effondrement du Bassin de Plâtre.

« Tu t’es fichu dans une drôle de situation, reprit son père. Tu aurais dû comprendre quelles seraient les conséquences de ton geste quand tu as aidé l’enfant de ce Duc. »

Je délire, se dit Kynes.

La voix semblait provenir de sa droite. Il tourna la tête dans cette direction, le sable griffant son visage, et ne vit rien d’autre que les dunes rendues floues par la danse des innombrables démons torrides que faisait naître le soleil.

« Plus il y a de vie dans un système écologique, et plus il y a de refuges pour elle », dit encore son père. Maintenant, la voix venait de la gauche, un peu derrière lui.

Pourquoi bouge-t-il sans cesse ? se demanda Kynes. Est-ce qu’il ne peut pas me voir ?

« La vie augmente la capacité de l’environnement à susciter la vie, dit encore son père. La vie rend les agents nutritifs plus disponibles. Elle infuse plus d’énergie au système grâce aux formidables échanges chimiques entre organismes. »

Pourquoi ergote-t-il sans cesse sur le même sujet ? se demanda Kynes. Je savais déjà tout ça à dix ans. Des faucons du désert, charognards comme la plupart des créatures sauvages de ce monde, commençaient à tourner au-dessus de lui. Kynes vit une ombre frôler sa main et s’efforça de rejeter la tête en arrière.

Les oiseaux formaient une tache imprécise sur le fond d’argent bleuté du ciel.

« Nous sommes des généralistes, dit son père. Tu ne peux tracer des définitions nettes autour de problèmes planétaires. La planétologie est une science sur mesure. »

Qu’essaye-t-il donc de me dire ? se demanda Kynes. Y a-t-il une conséquence que je n’aurais pas su voir ?

Sa joue se posa sur le sable chaud et, au sein du parfum de la masse d’épice en formation, il discerna la senteur du rocher brûlé. Dans quelque recoin de son esprit demeuré logique, une pensée se forma : Il y a des charognards au-dessus de moi. Peut-être certains de mes Fremen vont-ils les voir et venir…

« Pour le planétologiste au travail, les êtres humains constituent l’outil le plus important, dit son père. Il faut cultiver la connaissance de l’écologie chez les gens. C’est pour cette raison que j’ai mis au point cette méthode de notation écologique totalement nouvelle. »

Il répète ce qu’il me disait quand j’étais enfant, songea Kynes.

Il commençait à avoir froid, mais cet îlot de logique qui subsistait dans son esprit lui disait : Le soleil est à la verticale. Tu n’as pas de distille et il fait chaud. Le soleil boit toute l’humidité de ton corps.

Faiblement, ses ongles s’enfonçaient dans le sable.

Ils ne m’ont même pas laissé un distille !

« La présence d’humidité dans l’atmosphère, dit son père, empêche que celle du corps s’évapore trop rapidement. »

Pourquoi répète-t-il sans cesse des évidences ? se demandait Kynes.

Il s’efforça de penser à un air humide… de l’herbe sur la dune… de l’eau, quelque part derrière lui… un long qanat dans le désert, bordé d’arbres… Jamais il n’avait contemplé une étendue d’eau libre, sous le ciel, si ce n’était dans les illustrations des livres. De l’eau libre… Une irrigation… Il fallait cinq mille mètres cubes d’eau pour irriguer un hectare de terrain à l’époque de la germination. Il se souvenait de cela.

« Notre premier objectif sur Arrakis, continuait son père, est de développer l’herbe. Nous commencerons avec une variété mutante pour terrain pauvre. Lorsque l’humidité se sera accumulée dans les zones d’herbe, nous pourrons développer les forêts en terrain élevé, puis créer quelques étendues d’eau. Peu importantes, dans les premiers temps, mais situées sur le parcours des vents dominants. Et nous mettrons en place, à différents intervalles, des pièges à vent munis de précipitateurs qui recueilleront une partie de l’humidité. Nous devrons créer un véritable sirocco, mais nous ne pourrons jamais nous passer de pièges à vent. »

Toujours la même leçon, songea Kynes. Mais pourquoi ne se tait-il pas ? Est-ce qu’il ne voit pas que je suis en train de mourir ?

« Toi aussi tu mourras, continua son père, si tu ne t’éloignes pas de la bulle qui gonfle, là, sous toi. Tu sais qu’elle est là. Tu sens les émanations de la masse d’épice en gestation. Et tu sais que les petits faiseurs commencent à perdre un peu de leur eau dans la masse. »

La pensée de toute cette eau, là, juste sous lui, était affolante. Il voyait la poche, au sein des strates de roche poreuse, attaquée par les pseudo-plantes coriaces, par les pseudo-animaux, les petits faiseurs. Et l’étroite brèche par laquelle se déversait un flot frais, clair, pur, liquide, bienfaisant, qui s’écoulait dans…