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— Hein ?

— C’est une boisson de notre pays. Nous en avions un peu dans nos sacoches.

— Eh bien… (Toktai hésita.) C’est bon, viens, nous allons le chercher.

Les gardes suivirent leur chef et leur prisonnier à travers les buissons et les corps allongés des guerriers endormis, jusqu’à un tas de matériel divers également gardé. Une des sentinelles postées là alluma une torche à son feu pour permettre à Everard d’y voir clair. Dans son dos, Everard sentit ses muscles se crisper – des flèches le visaient maintenant, la corde des arcs tendue à se rompre – mais il s’accroupit et fourragea dans ses affaires, en évitant soigneusement tout mouvement précipité. Quand il eut trouvé les deux bidons de scotch, il revint à sa place.

Toktai s’assit en face de lui, de l’autre côté du feu, et le regarda verser une quantité de liquide dans la capsule du bidon et se la jeter dans la gorge.

— Drôle d’odeur, dit-il.

— Essaye, dit le Patrouilleur en lui tendant le bidon.

C’était, de la part d’Everard, une simple réaction contre la solitude. Toktai n’était pas foncièrement mauvais. Pas selon son propre critère de jugement. Et quand on se trouve près d’un compagnon en train de mourir, on boirait avec le diable en personne pour s’empêcher de penser. Le Mongol renifla avec suspicion, regarda Everard, hésita, puis porta le bidon à ses lèvres avec un geste bravache.

— Ou-ou-ouh !

Everard se précipita pour saisir le récipient avant qu’une trop grande quantité de son contenu eût été répandue. Toktai toussait et crachait. Un garde banda son arc, l’autre s’élança pour empoigner Everard par l’épaule tout en brandissant une épée.

— Ce n’est pas du poison ! s’écria le Patrouilleur. C’est trop fort pour lui, voilà tout. Tenez, je vais en boire encore moi-même.

Toktai fit reculer les gardes d’un geste et roula des yeux emplis de larmes.

— Avec quoi est-ce fait ? demanda-t-il en suffoquant. Du sang de dragon ?

— Avec de l’orge. (Everard ne se sentait pas en humeur d’expliquer la distillation. Il se versa une autre rasade d’alcool.) Vas-y, bois ton lait de jument.

Toktai fit claquer sa langue.

— Ça réchauffe n’est-ce pas ? Comme du poivre. (Il allongea une main crasseuse.) Donne-m’en encore un peu.

Everard resta immobile quelques secondes.

— Eh bien ! grogna Toktai.

Le Patrouilleur secoua la tête.

— Je t’ai dit que c’est trop fort pour des Mongols.

— Quoi ? Ecoute un peu, fils de Turc au visage de lait caillé…

— Tu l’auras voulu. Je t’aurai averti charitablement, tes hommes ici en sont témoins, demain tu seras malade comme un chien.

Toktai ingurgita l’alcool, éructa, et rendit le bidon.

— Balivernes ! C’est simplement que je n’y étais pas préparé la première fois. Bois !

Everard prenait son temps et Toktai s’impatientait.

— Dépêche-toi. Non, donne-moi l’autre gourde.

— C’est bon. C’est toi qui commandes. Mais je te préviens, n’essaye pas de me tenir tête, gorgée par gorgée. Tu n’en es pas capable.

— Que veux-tu dire, je n’en suis pas capable ? J’ai laissé vingt hommes ivres morts au cours d’une beuverie dans le Karakoroum. Et pas de ces Chinois pareils à des femmelettes, rien que des Mongols.

Toktai se versa encore un bon demi-décilitre d’alcool.

Everard buvait à petits coups. Mais c’était à peine s’il ressentait l’effet de l’alcool autrement que comme une brûlure dans le gosier. Il avait les nerfs trop tendus. Soudain, il entrevit une façon de s’en sortir.

— Tiens, la nuit est froide, dit-il en offrant son bidon au garde le plus proche de lui. Buvez un coup pour vous réchauffer, les amis.

Toktai leva la tête, l’esprit embué.

— C’est bon ça, objecta-t-il. Trop bon pour…

Il réfléchit et n’acheva pas sa phrase. Si cruel et absolu que fût l’empire mongol, les officiers partageaient équitablement avec les plus humbles de leurs hommes.

Tout en jetant un regard rancunier à son chef, le guerrier se saisit du bidon et le porta à ses lèvres.

— Doucement, dis donc ! s’écria Everard. Ça monte à la tête.

— Moi, rien ne me monte à la tête, dit Toktai en lampant une nouvelle dose du breuvage. Pas plus ivre qu’un bonze. (Il secoua l’index en l’air.) Voilà ce que c’est que d’être Mongol. On est trop dur pour se saouler.

— Est-ce une vantardise ou un regret ? demanda Everard.

Le premier guerrier claqua la langue, rectifia la position, et passa la bouteille à son compagnon. Toktai porta l’autre bidon à ses lèvres.

— Ahhh ! (Il ouvrit des yeux ronds.) C’était fameux. Allons, il vaut mieux aller dormir maintenant. Rendez-lui son alcool, mes amis.

La gorge d’Everard se serra, mais il parvint à faire un sourire en coin.

— Oui, merci, j’en veux encore un peu, dit-il. Je suis heureux que tu aies compris que tu ne le supportais pas.

— Que veux-tu dire ? fit Toktai en le fusillant du regard. Un Mongol n’en a jamais trop !

Il ingurgita une nouvelle gorgée. Le premier garde reçut l’autre bidon et sirota hâtivement une quantité de liquide pendant qu’il était encore temps.

Everard retint son souffle. La ruse allait peut-être réussir.

Toktai était habitué aux libations. Lui ou ses hommes pouvaient sans aucun doute supporter le kumiss, le vin, l’hydromel, le kvass, cette bière légère dénommée à tort vin de riz, toute boisson de cette époque. Ils savaient quand ils en avaient absorbé assez, se souhaitaient le bonsoir et allaient se coucher sans zigzaguer. Cependant, aucune substance ne peut, par simple fermentation, dépasser vingt-quatre degrés – le processus est stoppé par les déchets produits – et la plupart des boissons fabriquées au XIIIe siècle étaient loin de titrer cinq pour cent d’alcool pur et restaient d’une consistance pâteuse.

Le scotch, c’est tout autre chose. Qu’on essaie d’en boire comme de la bière, ou seulement comme du vin, et on est mal parti. Le jugement s’envole avant qu’on ait constaté sa défaillance, et on perd rapidement conscience des choses.

Everard tendit la main pour prendre le bidon à l’un des gardes.

— Donne-moi ça, dit-il. Tu le finirais, ma parole !

Le guerrier ricana et but une longue gorgée avant de passer le récipient à son camarade. Everard se leva et chercha désespérément à s’emparer du bidon. Un garde le repoussa d’un coup à l’estomac. Il tomba sur le dos et les Mongols éclatèrent d’un rire bruyant tout en se soutenant les uns les autres. Une si bonne plaisanterie demandait une autre rasade.

Quand Toktai s’affaissa, Everard seul le remarqua. Le noyon, qui s’était tenu assis jusque-là en tailleur, tomba sur le côté. Le feu était encore assez vif pour révéler le sourire béat qui se peignait sur son visage. Everard restait assis, tous ses sens en éveil.

Quelques minutes plus tard, ce fut le tour d’une sentinelle. L’homme chancela, tomba à quatre pattes, et s’allégea de son dîner. L’autre se retourna, clignant des yeux et cherchant maladroitement à se saisir d’une épée.

— Qu’est-ce qu’il y a ? grogna-t-il. Qu’est-ce que tu as fait ? Du poison  ?

Everard sortit de son immobilité.

Il avait sauté par-dessus le feu et était tombé sur Toktai avant que le dernier garde eût compris ce qui se passait. Le Mongol s’élança gauchement en avant en poussant un cri. Everard trouva l’épée de Toktai et la tira du fourreau en se relevant d’un bond. Le guerrier brandissait son arme. Everard répugnait à tuer un homme à peu près incapable de se défendre. Il marcha sur lui, écarta l’épée de son adversaire et porta à celui-ci un coup de poing qui rendit un son mat. Le Mongol s’affaissa sur les genoux, fut pris de haut-le-cœur et s’endormit, ivre mort.