Everard gardait un air songeur. C’était un homme puissamment bâti, au visage tanné, aux yeux gris et aux cheveux bruns et raides. Normalement, il aimait son travail, mais dans ce cas particulier, quelque chose n’était pas normal.
— Il est évident que l’expédition s’est terminée par un désastre, dit-il. On voudrait en connaître la nature. Mais pourquoi avez-vous besoin d’un Agent Non-Attaché pour les espionner ?
Sandoval se détourna de la fenêtre. Everard pensa de nouveau combien le Navajo était peu à sa place ici. Il était né en 1930, avait combattu en Corée et avait eu ses études universitaires payées à titre d’ancien G.I. avant que la Patrouille l’eût pressenti, mais, pour une raison ou pour une autre, il ne s’était jamais tout à fait intégré au XXe siècle.
Mais n’en sommes-nous pas là, tous ? Quel est l’homme sensible qui pourrait supporter de connaitre le sort final de son peuple ?
— Mais mon rôle n’est pas d’espionner ! s’exclama Sandoval. Quand j’eus fait mon rapport, les ordres me sont venus directement du Quartier Général daneelien. Pas d’explications, pas d’excuses – l’ordre formel : arranger ce désastre. Modifier moi-même l’histoire !
L’an mil deux cent quatre-vingts de l’ère chrétienne :
Koublaï-Khan faisait régner sa loi sur un territoire considérable ; il rêvait d’un empire mondial et sa cour honorait tout invité apportant de nouvelles connaissances et une nouvelle philosophie. Un jeune marchand vénitien du nom de Marco Polo jouissait d’une faveur particulière. Mais tous les peuples n’admettaient pas un suzerain mongol. Des sociétés révolutionnaires secrètes florissaient dans tous ces royaumes conquis dont la masse formait le Cathay. Le Japon, où la puissante famille des Hojo épaulait le trône, avait déjà repoussé une invasion. D’autre part, les Mongols n’étaient pas unifiés, sauf en théorie. Les princes russes étaient devenus collecteurs d’impôts pour la Horde d’Or : le Grand-Khan Abaka régnait à Bagdad.
Ailleurs, un califat abbasside fantôme s’était réfugié au Caire ; Delhi était sous la dynastie slave ; Nicolas III était pape ; Guelfes et Gibelins écartelaient l’Italie ; Rodolphe de Habsbourg était empereur d’Allemagne ; Philippe III, le Hardi, Roi de France ; Edouard Ier gouvernait l’Angleterre. Au nombre des contemporains figuraient Dante, Duns Scot, Roger Bacon et Thomas le Poète{Thomas d'Erceldoune, ou Thomas the Rhymer, poète écossais (1220–1297) occupe dans le folklore écossais une position analogue à celle de Merlin dans le folklore anglais.}.
Et en Amérique du Nord, Manse Everard et John Sandoval venaient d’arrêter leurs chevaux pour regarder au bas d’une longue côte.
— C’est la semaine dernière que je les ai vus pour la première fois, dit le Navajo. Ils ont fait un bon bout de chemin depuis. A ce train-là, ils seront au Mexique d’ici deux mois, même si l’on tient compte des accidents de terrain qui les attendent.
— Pour des Mongols, cependant, ils progressent sans hâte, dit Everard.
Il porta ses jumelles à ses yeux. Autour de lui, avril répandait sa verdure sur la contrée. Les plus grands et les plus vieux hêtres eux-mêmes étaient couverts de tendres feuilles frémissantes. Les sapins mugissaient dans le vent qui soufflait des montagnes, froid, vif, et chargé d’un parfum de neige fondue, à travers un ciel où les oiseaux migrateurs se pressaient en troupes si nombreuses sur le chemin du retour que le soleil en était obscurci. Au loin, à l’ouest, les pics bleutés de la chaîne des Cascades flottaient dans une atmosphère irréelle. Vers l’est, le pied des collines était recouvert de forêts et de pâturages, et au-delà de l’horizon s’ouvrait l’immense prairie où les sabots des bisons résonnaient comme des grondements de tonnerre.
Everard braqua ses jumelles sur l’expédition. Elle serpentait en terrain découvert, suivant plus ou moins le cours d’une petite rivière. Soixante-dix hommes environ montaient des chevaux asiatiques au long poil fauve, aux jambes courtes et à la tête allongée. Derrière venaient des animaux de bât et de remonte. Il identifia quelques guides indigènes, reconnaissables autant par leur posture disgracieuse en selle que par leur physionomie et leurs vêtements. Mais c’étaient les nouveaux venus qui retenaient le plus son attention.
— Un lot de poulinières pleines servant de bêtes de somme, remarqua-t-il, autant pour lui-même que pour son compagnon. Je suppose qu’ils ont entassé autant de chevaux qu’ils ont pu dans leurs vaisseaux et qu’ils les ont laissés prendre de l’exercice et paître chaque fois qu’ils faisaient étape. Maintenant, ils en font naître d’autres à mesure qu’ils avancent. Cette race de petits chevaux est assez résistante pour survivre à un tel traitement.
— J’ai constaté que le détachement resté aux navires élevait aussi des chevaux, dit Sandoval.
— Que savez-vous encore au sujet de cette troupe ?
— Rien de plus que ce qui était consigné dans ces documents restés quelque temps dans les archives de Koublaï. Mais si vous vous souvenez, ceux-ci indiquaient simplement que quatre vaisseaux, sous le commandement du noyon Toktai et du savant Li Tai-Tsung, avaient été envoyés pour explorer les îles au-delà du Japon.
Everard acquiesça distraitement de la tête. Il n’y avait aucune raison de rester là à ressasser ce qu’ils avaient déjà débattu cent fois. Cela n’aboutissait qu’à retarder le moment de la décision.
Sandoval s’éclaircit la gorge.
— Je me demande s’il est sage de descendre là-bas tous les deux, dit-il. Pourquoi ne restez-vous pas ici en réserve, au cas où ils se montreraient méchants ?
— Le complexe du héros, hein ? dit Everard. Non, à nous deux, nous sommes plus forts. D’ailleurs, je ne m’attends pas à des ennuis. Pas encore. Ces gaillards-là sont bien trop intelligents pour se faire des ennemis gratuitement. Ils sont restés en bons termes avec les Indiens, vous le voyez. Et ils auront lieu de s’interroger sur notre nombre… Cependant, je boirais bien un coup avant.
— Oui. Et après aussi !
Chacun plongea la main dans la sacoche de sa selle, en sortit un bidon de deux litres et le porta à ses lèvres. Réchauffé par la gorgée de scotch, Everard stimula sa monture d’un claquement de langue et les deux Patrouilleurs descendirent la pente.
Un sifflement déchira l’air. Ils avaient été vus. Il continua de se diriger à la même allure vers la tête de la colonne mongole. Deux cavaliers d’escorte se placèrent sur les deux flancs, une flèche en position sur la corde de leur arc court et puissant, mais ils n’intervinrent pas.
Je pense que nous avons l’air inoffensif, se dit Everard. Comme Sandoval, il portait des vêtements du XXe siècle, veste de chasse pour se protéger du vent, chapeau contre la pluie. Mais son costume était beaucoup moins élégant que celui du Navajo, qui venait de chez le meilleur faiseur. Pour la forme, tous deux portaient des poignards, et pour parer à toute éventualité, des pistolets mitrailleurs Mauser et des projecteurs de rayons paralyseurs du XXXe siècle.
La troupe disciplinée s’arrêta presque comme un seul homme. Everard les examinait avec attention tout en approchant. En l’espace d’une heure ou deux, des connaissances assez complètes lui avaient été inculquées hypnotiquement, avant son départ, sur la langue, l’histoire, la technologie, les mœurs et la morale des Mongols, des Chinois, et même des Indiens de la région. Mais il n’avait encore jamais vu ces individus de si près.
Ils lui apparaissaient physiquement sans beauté : trapus, les jambes torses, le visage large et aplati encadré d’une barbe rare et luisant de graisse aux rayons du soleil. Ils étaient tous bien équipés, les pieds chaussés de bottes, le buste protégé par un pourpoint de cuir décoré à la laque, la tête coiffée d’un casque conique en acier, apparemment surmonté d’une pointe ou d’une plume. Leurs armes consistaient en un cimeterre, un couteau, une lance et un arc. Près de la tête de la colonne, un homme portait un fanion en queues de yacks orné de galons d’or. De leurs étroits yeux noirs impassibles, ils regardaient les Patrouilleurs approcher.